Officiellement la piraterie aux abords du Golfe d’Aden et des côtes somaliennes aurait été endiguée depuis 20121. L’Union Européenne et son opération militaire « Atalante » visant à éradiquer la piraterie pour protéger l’acheminement de marchandises et d’hydrocarbures par cet axe maritime emprunté par d’innombrables navires, se gargarise d’avoir atteint son but. La piraterie était devenue la principale source de revenus des habitants des régions côtières du pays, vivant de la pêche. Comment est apparue la piraterie ? Comment devient-on pirate ? La réponse se trouve au croisement capitaliste de la guerre civile, la surpêche et la pollution hautement toxique du littoral par les industriels occidentaux. Première partie.
« La plupart des pirates somaliens ne sont ni des révolutionnaires romantiques ni des combattants de l’utopie, ni même des justiciers à la Robin des Bois : ce sont tout simplement des exclus qui veulent leur part du gâteau… »
(Frères de la côte)
La guerre civile somalienne, comme toutes les guerres, a dirigé sa violence contre les populations les plus pauvres. Sachant qu’avec pas moins de deux fusils d’assaut par habitants, en Somalie il est beaucoup plus facile de se procurer un AK-47 que de la nourriture. Le ventre creux, les laissés-pour-compte peuvent toujours s’entre-tuer. Débutée en 1988, la guerre continue encore aujourd’hui, même si depuis 2015, les voyants de la communauté internationale sont repassés au vert-orangé, au point que l’ombre de charognard du FMI, plane de nouveau au-dessus de la Somalie2. Si la guerre civile a plongé dans la misère et la famine la grande majorité de la population, provoqué le déplacement de plus d’un million de Somaliens et le départ de près de 960 000 réfugiés, certains tirent bien profit de ce chaos. C’est toujours comme ça dans une guerre. Divers chefs de clan devenus seigneurs de guerre d’une part, et les capitalistes occidentaux d’autres part. Dans le même temps, de 1991 à 2004, des bateaux de pêche yéménites ou japonais ont pillé jusqu’à 25 % des ressources des eaux somaliennes. Les États-Unis, soutien du dictateur Siad Barré mis en fuite en 1991, n’ont jamais cessé d’œuvrer à placer à la tête du pays un pantin à leur service. Aujourd’hui, les états capitalistes occidentaux soutiennent les forces gouvernementales et l’AMISOM3, dans leur lutte contre les milices islamistes shebab4. Certains voulurent y voir des alliés des pirates. Les shebab prospèrent dans le sud rural du pays. Les pirates eux, sont des habitants des côtes, ce qui paraît logique, car ce sont en grande majorité d’anciens pêcheurs. Les Tribunaux Islamiques qui n’ont eu qu’une réalité épisodique se sont opposés à la piraterie, jugée haram. Plus tard, Mohamed Saïd, un des pirates du Sirius Star, pétrolier saoudien capturé en 2008, déclara « Nous sommes des shebab des mers, nous n’avons pas peur des shebab de la terre »5. Validant la désignation ancestrale des pirates comme les « ennemis communs de tous ».
Beaucoup sont originaires du Puntland, région située à l’extrémité de la Corne de l’Afrique et qui a déclaré son autonomie en 19986. Tout le littoral somalien long de 3800 km est susceptible de servir de bases aux pirates. Le Puntland a l’avantage stratégique d’être un poste avancé sur le Golfe d’Aden, axe maritime le plus rentable, où transitent plus de 20 000 navires par an et 30% des hydrocarbures mondiaux. Devenu un phénomène organisé au lendemain du tsunami de 2004, qui dévasta une partie des côtes thaïlandaises, les actes de piraterie répertoriés se concentrent entre 2005 et 2012. Aujourd’hui, ils ont quasiment été endigués par une répression militaire féroce. Mais la rébellion contre leurs conditions de vie qui ont poussé ces quelques milliers de pêcheurs à se faire pirates et attaquer les bâtiments de la marine marchande, elle, n’est pas éteinte. Dans l’indifférence, ce tsunami fit d’énormes dégâts sur les côtes du nord somalien, notamment au Puntland : 300 morts, 18 000 habitations rasées, de nombreux bateaux de pêche détruits. Quand le raz-de-marée s’est retiré, il laissa derrière lui d’énormes fûts. Certains éventrés par le choc laissant s’écouler des substances très toxiques. La pollution touchait aussi les poissons qui s’échouaient tout seul sur les plages sans qu’on ait besoin de le pêcher. Leur consommation causant des maladies. Ces fûts provenaient d’un deal autant véreux que macabre entre le pouvoir somalien et un cartel d’industriels européens, trouvant là le moyen de stocker à moindre coût ses déchets d’uranium, de cadmium et autres métaux lourds. Le tout échangé contre des armes7. Se débarrasser d’un déchet toxique dans les pays occidentaux revient à environ 250 dollars quand ça coûte 100 fois moins (2,5 dollars) en Afrique. L’explosion des maladies et malformations, multipliées par trois en 20 ans, dues à l’exposition aux substances radioactives, trouva alors une explication et surtout des responsables. Les mêmes qui font transiter leurs porte-conteneurs ou leurs supertankers par le Golfe d’Aden, et qui exploitent les ressources halieutiques de la région jusqu’à plus soif.
« J’étais pêcheur à l’époque où il y avait du poisson en mer » Fahran Abdisalam Hassan, un des pirates du Tribal-Kan, lors de son procès à Paris du 29 mars au 15 avril 2016.
Cette surpêche recourt à d’immenses filets qui raclent les fonds marins, histoire de maximiser les profits. Cette technique de pêche qui n’a cours qu’au large des côtes somaliennes, participe à affamer les populations côtières. La mer constitue alors la principale ressource alimentaire pour plus de 55 % de la population. Et déjà, il fallait faire avec peu, la guerre ayant ralenti l’activité de pêche, devenue activité de survie. D’autant que cette pêche artisanale est une activité saisonnière. La moitié de l’année, lors de la saison sèche, la tempête empêche de sortir en mer. Il y a encore quelques années la ressource principale de la petite pêche artisanale somalienne était la langouste. Mais leur pêche artisanale ne faisait pas le poids face au pillage industriel des eaux par les bateaux-usine et autres thoniers français, espagnols, coréens, japonais ou chinois. Les pêcheurs du littoral somalien se faisaient racketter en direct leur maigre gagne-pain, et leur nourriture, alors qu’affluaient sur les côtes de nombreux déplacés, principalement d’anciens agriculteurs dont le bétail avait été décimé.
« La mer est vide. Je sais que [la piraterie] est criminelle, mais quand on a faim, pas de travail et qu’il y a une guerre depuis très longtemps dans le pays, alors on prend le risque. »
Osman M. F., pirate.
Les auteurs du livre Frères de la côte qui ont suivi les procès en France de plusieurs de ces pirates somaliens, jugés pour la capture du Carré d’As et du Ponant en 2008 et la prise en otage des équipages, nous éclairent sur cette figure du pirate somalien. Avant de réapparaître dans la réalité de l’extrême misère de ce pays, il existait déjà dans l’imaginaire collectif local. Le burcad badeed, qu’on traduit par « brigand des mers » fait partie de la culture orale somalienne où il est un personnage positif, un mélange d’aventurier et de justicier. Dans les premiers temps de la piraterie récente, certains de ces anciens pêcheurs reconvertis ont pu expliqué, malheureusement à l’occasion de leur procès, les motivations qui les poussaient à partir à l’abordage des bateaux qui croisaient dans leurs eaux. Rançonner les armateurs, les assureurs ou les gouvernements pouvait s’avérer être une activité lucrative. Et encore, un des pirates du navire Faina déclara « nous pensons que cet argent n’est rien, comparé à la dévastation que nous avons vue dans nos mers ». De quoi relativiser le gain. La moyenne des rançons approcherait les 5 millions de dollars par bateau. Une fois récupéré, le butin serait partagé de la sorte : 50 % pour les pirates, 25 % aux intermédiaires, 20 % aux investisseurs et 5 % aux familles des pirates morts ou arrêtés. Sachant que la part qui revient aux pirates est partagée selon une « échelle salariale » selon les rôles, du premier qui monte à l’assaut au cuistot.
«J’ai rejoint la piraterie précisément à cause de la pêche illégale et maintenant que nous avons arrêté le business de la piraterie, nous ne pouvons pas pêcher dans nos propres eaux.»
Parole de pirate – 12/04/2016
Un rapport de la Banque Mondiale datant de 2013, annonçait que le total des rançons versées aux pirates entre 2005 et 2012 dépasserait les 330 millions de dollars, cumulés en sept années de flibuste. Rapporté à l’échelle des échanges marchands et des profits des principaux armateurs du globe (Maersk, CMA-CGM, MSC, Cosco…) ce n’est rien. Même si on compare par exemple avec les apports financiers de la diaspora somalienne estimés à 300 millions par an, on voit que les gains de la piraterie sont loin de péter les scores. Mais pour n’importe quel galérien de Somalie, devenir pirate constituait une nette amélioration de son quotidien, offrant « l’espoir d’une vie meilleure, mais courte »8 (Rediker). Comme chez les pirates du 18e siècle qui établissaient un règlement intérieur à bord des bateaux capturés, appelé « chasse-partie », les pirates somaliens, notamment sur le Ponant, affichaient un code de conduite essentiellement basé sur le respect des otages et leurs biens. L’objectif de la prise d’otage étant la rançon, un otage mort n’a plus aucune valeur d’échange. Nous ne pouvons calquer l’image du flibustier romantique sur toute l’activité de piraterie somalienne. « […] qu’on ne s’y trompe pas : ceux qui affrontent les périls de la mer pour capturer navires et équipages ne sont que des hommes de main, auxquels la division du travail et la hiérarchie sociale locale assignent les tâches les plus risquées. » (Frères de la côte, Iskashato) Elle a concerné plusieurs milliers de personnes, environ 5000 pirates « officiels », mais faisaient vivre, comme jadis les pêcheurs, une part importante de la population côtière.
En 2015, la FAO (Food & Agriculture Organization) et la Force Navale de l’UE (EUNAVFOR) ont déployé 25 dispositifs d’habitat artificiel de poissons le long des 3800 km de côte. Le but de ce gadget est de relancer l’activité de pêche. Dans la continuité de la perfusion des divers plans alimentaires (PAM). Et par ricochet prévenir le retour de la piraterie. Comme quoi, même endiguée elle reste une menace pour les capitalistes qui ont besoin de faire transiter leurs bateaux en toute sécurité dans la région.
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Notes:
1Si aucune attaque de bateaux occidentaux n’a réussi depuis 2012, des navires iraniens, taïwanais ou chinois ont été capturés depuis.
2Bien que le FMI ne peut débloquer de prêt car la Somalie a 328 millions de dollars d’arriérés, en 2016 il fournit une assistance technique aux autorités somaliennes pour reconstruire des institutions en phase avec les exigences occidentales.
3Coalition militaire montée par l’Union Africaine pour intervenir en Somalie. Elle compte environ 22 000 soldats éthiopiens, burundais, kényans et ougandais.
4Branche armée de l’Union des Tribunaux Islamiques, fin 2016 les milices shebab contrôlaient encore de nombreuses régions rurales, dont le grenier céréalier du pays, entre les rivières Juba et Shabelle. Elles sont toujours présentes bien qu’elles soient devenues la cible prioritaire des forces gouvernementales et de l’AMISOM.
5« Le régime pétro-féodal saoudien étant l’un des principaux bailleurs de fond des tribunaux islamiques, les shebab […] ont envahi en mai 2010 le port de Haradhere, l’une des bases notoires des pirates […] “pour éradiquer la piraterie et appliquer la Charia […]”. […] En mars 2009, une autre milice islamiste avait rassemblé manu militari plusieurs centaines de jeunes de la région dans le stade de Bosaso, le grand port du Puntland, pour leur faire jurer sur le Coran de ne pas se livrer à la piraterie, non sans leur verser à chacun 10 ou 15 dollars, picaillons certes bienvenus, mais guère plus dissuasifs qu’un serment prononcé sous la contrainte ». (Frères de la côte, Iskashato)
6L’état autonome du Puntland s’affiche comme un collaborateur zélé de la coalition Atalante.
7Commencé sous Siad Barré, l’ancien président Ali Mahdi Mohammed a poursuivi ce négoce en 1992. Ce que la journaliste italienne Ilaria Alpi était sur le point de démontrer avant de se faire assassiner. Le documentaire Toxic Somalia, de Paul Moreira, revient sur toute cette histoire.
8En avril 2011, on comptait 1704 arrestations, 1003 incarcérations et 105 pirates tués.