Le syndicalisme, au sortir de la première guerre mondiale, est traversé par de multiples contradictions. On peut les résumer en deux grandes questions : réforme ou révolution ? Libérer le travail ou libérer les prolétaires ? Nous nous attarderons sur le cas français, mais essayerons aussi de donner quelques pistes sur la situation ailleurs en Europe et dans le monde.
Libérer le travail ou libérer les prolétaires ?
En général la seule question évoquée dans les ouvrages consacrée à l’histoire du syndicalisme, c’est la première, réforme ou révolution. On nous explique en long en large les divergences politiques et idéologiques dans le syndicalisme, en s’attardant sur les doctrines des uns et des autres. Ces questions ont une importance, bien sûr. Mais alors que dans tous les pays capitalistes avancés, un énorme bouleversement des conditions de travail se met en place, il est assez fou de constater l’absence de référence y compris dans les ouvrages ou brochures militantes, à la résistance au taylorisme, la résistance à « l’organisation scientifique du travail » : cette lutte de la base ouvrière est en général évacuée.
« Le travail, c’est trop frais. »
Extrait d’un toast porté lors d’une réception à l’ambassade de la russie soviétique en Espagne au début de la révolution.
Bien souvent, par delà le clivage réforme ou révolution, les dirigeants politiques et syndicaux sont d’idéologie travailliste. Le développement de la production et son corolaire, le culte du travail, sont présentés comme la voie royale vers la société nouvelle. Celle que les capitalistes ne peuvent pas mettre en place car l’économie capitaliste est fondé sur le chaos, la concurrence, etc. La question de la pénibilité du travail est absente, celle d’avoir du temps libéré du travail a peine évoquée.
Dans les pays ou ont lieu des révolutions sociales, (Espagne, Russie…) l’une des premières préoccupations des nouveaux dirigeants est la lutte contre l’absentéisme au travail dans un premier temps, la rationalisation de celui ci ensuite. Lénine est un fervent admirateur de Taylor. Il fait l’apologie de la méthode d’organisation militarisée du travail qui a cours dans le service des postes en Allemagne, explique que lorsque les ouvriers travaillent gratuitement le dimanche magiquement appelé « les dimanches communistes » cela préfigure l’abolition du salariat…
A Barcelone, les dirigeants ( qui se revendiquent du communisme libertaire!) de la CNT justifient l’introduction du salaire aux pièces par l’absence de conscience de classe des ouvriers qui refusent de bosser à l’œil pour « leur » révolution. De nombreux conflits ont lieu entre la base et la direction, sur la nécessité de soutenir l’effort de guerre ou, a contrario de diminuer la journée de travail. L’augmentation massive de celle ci entraine absentéisme, fausses déclarations de maladie etc. Bref, les actes de résistances classiques des ouvriers face au travail et au patronat.
C’est aussi à travers ce prisme qu’il faut comprendre l’impact énorme de la semaine de 40 heures et des congés payés suite aux grandes grèves de 1936 en France : là on parle de concret, on parle de quelque chose qui reste dans les mémoires ouvrières.
Cette période est celle d’une transition entre extension de la journée de travail et intensification de celle ci. Et le syndicalisme, en orientant les luttes ouvrières dans le sens spécifique de la lutte contre l’extension de la journée de travail, va une nouvelle fois confirmer sa place de force de négociation intégrée dans les rapports sociaux capitalistes. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un plan concerté, mais de la ligne de moindre résistance : il est beaucoup plus facile ( ce qui ne veut pas dire que c’est la fête) d’obtenir des victoires sur la journée de travail ou les salaires, que sur l’organisation de la production.
Bonus pour aller plus loin : Domination formelle, domination réelle.
Toute la période que nous survolons dans cette brochure, depuis les années 1880 jusqu’à la seconde guerre mondiale, est marquée par la transition entre deux phases du capitalisme. On parle de passage de la domination formelle à la domination réelle.
La domination formelle, c’est les débuts du capitalisme. Il devient le système dominant dans le monde.
Nous en avons évoqué certains aspects dans la brochure. Dans cette phase, ce qui compte, c’est l’augmentation de la journée de travail. Il s’agit donc pour les capitalistes de faire travailler le plus grand nombre de personnes le plus longtemps possible. En effet, l’objectif est d’obtenir le maximum de plus value absolue. C’est à dire, rappelons le, la part de la journée de travail qui ne sert pas à créer de quoi payer le salaire, mais à augmenter le capital. Plus cette part est importante, mieux c’est pour le patron.
Ainsi, si on prend une journée de travail formulée ainsi :
2h pour le salaire + 6 heures de plus value = 8h de taf.
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L’objectif du patron va etre d’augmenter cette journée, de l’étendre dans le temps (extensif).
2h pour le salaire + 10 heures de plus value = 12 heures de taf
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Mais bien sur les ouvriers ne sont pas d’accord. Et luttent pour baisser le temps de travail et augmenter les salaires.
Le patron doit trouver d’autres moyens pour maximiser la plus value. Ce sera en augmentant l’intensité et la productivité de la journée de travail.
Le temps travail nécessaire à produire de quoi payer le salaire diminue, la productivité de la journée de travail augmente : l’ouvrier produit plus en 8 heures qu’ils ne produisait précédemment en 12 !
1h pour le salaire + 7 heure de plus value. Cela s’appelle l’augmentation de la plus value relative. (intensif)
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Le passage progressif d’une exploitation de la main d’œuvre centrée sur l’extension de la journée de travail à une exploitation basée sur l’intensification de cette journée se fera donc peu à peu.
Dans les années 20, le développement du taylorisme ou encore de son équivalent soviétique ( le stakhanovisme) s’inscrit dans cette logique, autrement appelée « organisation scientifique du travail ». Il s’agit d’exploiter au maximum les ouvriers, en diminuant le nombre de gestes nécessaire, en organisant des chaines de production…
On prend en général la fin de la seconde guerre mondiale comme borne de fin de la domination formelle. Dans les pays du centre du capitalisme, l’exploitation de la main d’œuvre est désormais centrée sur la plus value relative. La quête de gains de productivité.
Voici venu le temps de la domination réelle. Le capitalisme fait alors société. Cela inclus un ensemble de rapports sociaux, une généralisation du salariat, du rapport à la marchandise, etc. Mais n’allons pas trop vite…
Dans le prochain article de la série, nous reviendrons sur la question « réforme ou révolution » et la division du mouvement syndical. Puis, dans un mois, nous parlerons du mouvement de grève de 1936.