Et si la police avait retenu la leçon du mouvement contre la loi Travail ? La manifestation du 1er mai a fait l’objet de nombreux témoignages concernant la force exceptionnelle dont ont fait usage les forces de l’ordre pour ce « jour de fête ». Cet épisode nous ramène inévitablement en direction du mouvement contre la loi Travail, de son cortège de tête et du dispositif policier qui visait à désamorcer les volontés offensives de ce groupement éclectique. Et si le cortège de tête 1.0 avait fait face, en ce 1er mai 2017, à une nouvelle version du dispositif policier ?
Les dispositifs ne sont jamais figés, encore moins ceux destinés à maintenir réellement l’ordre social capitaliste. Loin des leçons de morale et d’un quelconque constat d’erreur, il est néanmoins nécessaire d’analyser les limites de la stratégie du cortège de tête pour se préparer aux prochaines luttes, locales comme nationales, qui ne manqueront pas d’arriver.
Loi travail et maintien de l’ordre
Le cortège de tête qui a pris forme durant le mouvement du printemps dernier a trouvé sa force dans la multiplicité des profils et des pratiques, un accord tacite entre tous les manifestants faisant le choix de sortir du cortège syndical et qui est venu peu à peu dessiner une ligne de solidarité face au dispositif policier (y compris contre les services d’ordre syndicaux). L’hostilité face à la police, nourrie de plusieurs semaines de gazage et de matraquage à gogo, s’est régulièrement matérialisée par des affrontements sporadiques et spectaculaires (feux d’artifice, cocktails Molotov, techniques du bloc). Malgré les étincelles, le supposé brasier a laissé place au pétard mouillé et à un contrôle quasi-total de l’espace de protestation. Non sans laisser quelques chicos policiers au détour d’un pavé. Et il ne pouvait probablement pas en être autrement.
Le caractère éclectique du cortège, l’association k-way noir, chasuble rouge, veste en jean et coupe au carré, a désarçonné une police trop habituée à repérer, isoler et canaliser les éléments radicaux. Les stratégies d’autodéfense, des banderoles renforcées aux équipements de protection individuelle, ont permis de faire face aux éternels gazages et aux stratégies de percée du cortège par la BAC en vue d’arrestation. Ces stratégies ont également permis une mise à distance ((A noter que le maintien de la distance est aussi une technique de flics qui visent la tête. En boxe, le maintien de la distance est une technique de préservation. Pour livrer combat, on cherchera plutôt à la casser. A méditer.)) des forces de l’ordre, autorisant ainsi une plus grande sérénité dans les opérations de ravalement de façade du centre bourgeois parisien.
Un bol d’air épicée, mais un bol d’air quand même. Il est inutile de rappeler que si ces stratégies se sont révélées gagnantes, c’est parce qu’elles ont été réappropriées par le plus grand nombre. Face à cet état de fait, la police a globalement joué la carte de la contenance. Encadrer le cortège de tête, l’empêcher de sortir du périmètre prédéfini et le morceler quand l’occasion se présente. Le 14 juin 2016 fut en quelque sorte le paroxysme de cette configuration : un cortège de tête aux allures de « contre-sommet », un dispositif policier très nourri, quelques affrontements de haute intensité et puis terminé. Nous en étions à une forme de neutralisation. Le cortège de tête maintenait une teneur offensive et la police contrôlait globalement l’ensemble du déroulé.
A mesure de l’évaluation militaire du cortège de tête par les forces de police, il semblerait que ces dernières aient émis la réflexion suivante : « Si la teneur du cortège ne nous permet pas d’isoler et de capturer les éléments les plus offensifs, alors nous allons faire payer au ventre mou leur solidarité. ».
A mesure que l’intensité des affrontements augmentait, le cortège se défaisait. Les attaques policières étaient de plus en plus violentes, avec un usage débridé des habituels moyens. Il suffit de relire pour l’exemple les quelques témoignages ou compte-rendus des équipes médicales autonomes. ((Voir sur paris-luttes.info ))
« Nous ne pouvons nous empêcher de voir dans une telle violence la volonté politique assumée d’intimider les manifestantEs de tous bords, de les effrayer, de les dissuader de descendre dans la rue, et ainsi de tuer toute velléité d’opposition à la loi travail et son monde. »
Communiqué Street Médic du 12 mai 2016
Lors des mouvements précédents, certes les blessures n’étaient pas absentes, mais la répression judiciaire prenait le pas sur les violences subies lors des manifestations. Nous sommes tous conscients qu’en manif, on peut être blessé par les forces de l’ordre. Mais quand le ratio de blessés atteint quasiment 1 manifestant sur 10 (voir infra), nous sommes plus du côté de la probabilité forte que de la possibilité neutre.
Quelque chose a changé, le rôle de la police s’est affirmé. Auparavant, nous avions plutôt l’occasion de lire les compte-rendus de la « legal-team » (équipe chargée du suivi de la répression policière et judiciaire) qui faisaient état du nombre d’arrestation, des comparutions immédiates et des rassemblements de soutien. Durant le mouvement contre la loi Travail, l’apparition des Street Médics, contrairement à d’autres éléments plus folkloriques, n’était pas une réaction mimétique du contre-sommet. Si ces équipes sont nées, c’est parce qu’il y avait un besoin clair et urgent de premiers soins au sein d’un cortège de tête sujet à de violentes offensives sans garantie de « pouce, on ne veut plus jouer ».((Un exemple de situation de soin donné par une Street médic lors de la manifestation du 1er mai 2016 :
« Toutes ces personnes, StreetMedics, manifestantEs, inconnuEs sont restéEs autour de nous et ont gardé la ligne. Certaines ont placé leurs corps au-dessus de nous pour faire barrage aux palets de lacrymogène brulants qui tombaient en pluie sur nous. L’une d’entre elles a d’ailleurs vu son sac commencer à flamber. Mais elles sont toutes restées jusqu’à la fin. » la suite ici : http://paris-luttes.info/temoignage-d-une-streetmedic-lors-5552?lang=fr)) Ces mêmes équipes ont été constamment ciblée et attaquée par les forces de l’ordre, dans la plus pure tradition militaire syrienne.
Donc, aux cotés des habituels compte-rendus de la Défense Collective, ont commencé à fleurir de nombreux témoignages de Street Médic faisant état d’une nouvelle forme de répression, la répression directe, sans passer par un quelconque filtre juridique. Les tirs de flashball sont systématiques, les coups de matraques sont portés de préférence à la tête et les grenades de désencerclement sont jetés à hauteur de tête ou dans des foules totalement compactées. On l’aura compris, aujourd’hui la police veut faire mal, elle veut frapper les corps et marquer les esprits. Cette terreur était une première étape. Il est probable que ce 1er mai 2017 à Paris, ce fut le dernier acte de cette transition.
1er mai 2017 : un coup d’avance
Ce 1er mai 2017, le contexte était différent d’il y a un an. Nous n’étions pas en temps de mouvement social, nous étions dans un entre-deux-tours que certains souhaitaient « ingouvernable » et le cortège de tête était fort d’une expérience quasi continue depuis la loi travail. En effet, en l’absence de mouvement social, le cortège de tête s’est resserré sur un noyau dur d’activistes dont les gestes se sont précisés, l’efficacité s’est accrue et la pratique de l’affrontement s’est quasiment routinisée. Parfois au détriment du reste du monde, répliquant ainsi les limites du mouvement contre la loi Travail.((Nous reviendrons bientôt sur l’aspect « hors-sol » du mouvement contre la loi Travail et ses limites. Inévitablement, le cortège de tête, produit du mouvement, construit à partir de conditions préalables, ne pouvait que donner la réplique. ))
Le 1er mai dernier, ce qui devait être une sorte de match retour du 14 juin 2016 ne s’est pas passé comme prévu. Le cortège de tête s’est fait prendre au piège à partir de ce qui constituait une partie de sa force : son existence sur-médiatisée, la tentation de son institutionnalisation, sa formation comme sujet, sa pure affirmation. Une fois en place, ce dernier s’est immédiatement fait séparer du cortège syndical par les forces de l’ordre, cortège syndical dont le carré de tête a obéi avec un certain enthousiasme aux ordres de la police. En d’autres termes, ils savaient que pour le fête des travailleurs, les prolétaires réfractaires qui s’organisent dans le cortège de tête allaient prendre tarif. Ne l’oublions jamais.
La première opération de séparation est advenue dès le début de la manifestation. Les forces de l’ordre ont chargé immédiatement de manière intensive et ont fait reculer le cortège de tête à coups de grenades, de flashballs et de gaz jusqu’à Bastille. Malgré les tentatives louables de déstabilisation opérées par les membres les mieux équipés du cortège de tête, la défaite est cuisante. Et les cocktails molotov n’y changeront rien. Une fois arrivé à Bastille, le cortège est attaqué de toute part et la police parvient à réaliser deux nasses un peu plus loin. A ce moment-là, la violence s’est déchaînée sans garde-fou. Nassés, démasqués, désarmés, les manifestants se sont faits gazer, matraquer un à un, les grenades de désencerclement, les flashball, tout a été utilisé.((Vous pouvez également jeter un œil au témoignage d’un camarade qui pensait s’être mis un peu à l’abri des gaz sur les marches de l’Opéra Bastille. http://paris-luttes.info/de-l-indifference-policiere-face-8065?lang=fr)) Au total, les Street Médics ont réussi à comptabiliser 168 blessés lors du debrief. Ce qui fait un bon ratio sur un cortège de tête d’environ 2000 personnes. ((Communiqué des Street Médics pour le 1er mai : http://paris-luttes.info/communique-des-street-medics-8051?lang=fr / Et il n’y a rien d’étonnant si on jette un œil à ce média qui a recensé les différentes violences policières : https://www.youtube.com/watch?v=HC662IaMzis.)) A défaut que tout le monde déteste la police, ce jour-là, la police détestait toutes celles et ceux qui étaient à distance de matraque. Une femme d’une soixantaine d’années en a fait l’expérience en chutant de six mètres de haut. Le délire est posé. Mais maintenant, on fait quoi ?
Sortir la tête du gaz
Cette technique de répression n’est qu’une étape. Il y a fort à parier qu’une fois la terreur répandue et les rangs clairsemés, les arrestations massives et les peines de prison vont tomber. Déjà, lors des formes de cortèges plus sauvages et mobiles (mais aussi moins accessibles donc avec moins d’affluence), c’est systématiquement une nasse qui vient clore la petite ballade avec des poursuites à la clé. Donc, non, la police n’a pas décidé de faire la loi toute seule, elle compte encore sur la justice pour jeter les prolos en cage.((En effet, nous pouvons prendre l’exemple de la circulaire de septembre 2016 « relative à la lutte contre les infractions commises à l’occasion des manifestations et autres mouvements collectifs » ou encore le cadre juridique de l’état d’urgence. N’oublions bien sûr pas les largesses de la loi sur le renseignement. Ça donne aussi beaucoup d’interdiction de manifester, des garde-à-vue préventives et l’installation de caméra juste devant chez toi comme ça a été fait pour le 8 mai à Paname !)) Mais pour elle, le renoncement du ventre mou du cortège de tête est un objectif à court terme, qui doit devenir effectif pour les prochaines grosses mobilisations. La police ne concédera aucune alternative confortable.
Dit comme ça, on pourrait croire qu’il n’y a que deux issues. Le maintien du cortège de tête ou bien sa dissolution, la victoire ou la défaite. Pour sortir de l’impasse, il faut prendre un peu de hauteur, sortir la tête du gaz.
Comme nous le disions précédemment, le « cortège de tête », auparavant espace de lutte ((Alors ça peut paraître assez dérisoire un espace de lutte dans le cadre d’une manifestation mais on faisait avec ce qu’on avait … C’est une des limites les plus concrètes du mouvement contre la loi Travail, son caractère hors-sol et donc son contre-monde que certains nous vantent comme le plan de stabilité sur lequel se rattraper … Il s’agit probablement d’une erreur d’analyse ou bien d’un argument idéologique issu de quelques courants insurrectionnels postmodernes. Les deux marchent, en un même temps. )), s’est mué en identité, avec tout ce que cela comporte de figé, repérable et limitant.
Si à chaque manifestation, on assiste à une séparation du cortège de tête et à une mise à l’amende des participants et participantes, ce n’est pas la peine de persister. Sur le terrain militaire, c’est à dire sur le schéma « un plan, deux acteurs », il est actuellement difficile de penser gagner contre la police au vu des effectifs et du matériel. Et ce qu’ils cherchent à faire risque bien d’arriver. De défaite en défaite, il est possible que beaucoup d’entre nous cherchent ailleurs ce qu’on ne peut plus faire et penser dans le cortège de tête. Face aux limites inhérentes à cette pratique, c’est toute la forme de la lutte qu’il faut mettre à jour.
Les pratiques offensives développés dans le cortège de tête sont essentielles en plusieurs points : – réintroduction massive de la dissimulation du visage et de la protection face aux gaz – utilisation de banderole renforcée et de moyens pyrotechniques – maîtrise du mouvement de foule – solidarité forte au sein du cortège – street médics, tous ces éléments concordent à notre autodéfense pratique. Et c’est cela l’expérience à préserver pour les années à venir. Parce que le Capital a bien décidé de mettre la branlée à quiconque lui fera barrage dans son processus d’accumulation. Et que nous, on cherche à aller bien plus loin. Mais si ces éléments sont essentiels, le cadre où ceux-ci s’expriment actuellement l’est moins. Nous devrions plutôt considérer la forme du cortège de tête comme une étape dans la réappropriation de nos capacités de défense, des bons réflexes à appliquer ailleurs que là où nous sommes attendus et cadenassés.
Les solutions s’imposeront certainement « d’elles-mêmes » lors des prochains mouvements. Nous devons entamer une réflexion sur l’impasse que représente la manifestation « hors-sol » en tant que telle ((La réflexion est ici très urbaine. Mais elle ne s’adresse pas seulement aux villes où un cortège de tête s’est formé. Il a aussi beaucoup été fantasmé en tant que forme suprême de radicalité. )), jusqu’à faire la critique du rapport spectaculaire à l’affrontement qu’ont entretenu les journalistes, les spectateurs et certains participants.
La rue n’est pas à nous. Cet espace ne peut pas être le lieu privilégié de la lutte ou de l’affrontement. C’est plutôt là où on habite, là où on taffe, là on chôme que nous pouvons potentiellement tenir tête aux forces de police (et où il y a un enjeu à le faire). Il faut espérer qu’après un mouvement aussi détaché des conditions réelles de notre exploitation, les prochains, autour de la poursuite de la loi Travail, se feront là où les choses se passent.
je ne suis pas un coutumier de votre site. Je m’étonne un peu. Avait-on besoin de tout cela pour se douter que la guérilla ne pouvait pas « battre » la police? Il me semble qu’un certain nombre de révolutionnaires ont théorisé la grève générale plutôt que l’affrontement d’une minorité armée. C’est plus compliqué car il faut prendre le temps de convaincre la classe ouvrière de se mettre en grève. Ou si on est vraiment impatient, on peut aussi jouer à la guerre dans le cortège de tête et continuer de se mentir.
C’est, je pense, un faux débat. Si beaucoup de prolos (et pas seulement en France, c’est une donnée qu’on retrouve depuis un moment dans beaucoup de pays…) choisissent « l’émeute » comme moyen d’action ce n’est pas le simple fruit de de « volontés », alimentées par de nouvelles théories politique… Il y a un phénomène structurel à l’oeuvre. Quelle possibilité de faire grève ont de nombreux prolos aujourd’hui?
D’autre part la grève générale n’est pas quelque chose qui se décrête. Quand à la question de la conscience c’est encore un autre débat…
Et puis on peut autant faire grève, s’organiser dans un collectif de base qu’ afronter la police quand c’est nécessaire. C’est la question plus générale du rapport de force dans une lutte qui se pose alors. C’est justement l’enfermement dans un de ces choix qu’il faut questionner je pense (ce que fait relativement bien l’article, même si ça demande maintenant des réflexions plus collectives).
belle article d’analyse. Je suis assez d’accord avec l’ensemble des constats. Par contre, la conclusion me semble un peu limitante, en tout cas comme je l’ai comprise. Oui, il faut occuper des usines, bloquer des gares, diffuser la grève générale, mais on peut aussi occuper la rue avec nos forces. On peut aussi sortir la tête du gaz par des manifestations sauvages où notre connaissance de la rue, de notre quartier, nous permet d’éviter le « contact » avec la police. Leur processus de décision hiérarchique est lent, notre spontanéité est vive. Evitons leur piège tendu d’ancrage du conflit autour de leur présence. Etendons le conflit partout où l’on nous attend pas.
Comme tu l’as dit, le « cortège de tête » ne doit pas rester figé, coupons lui la tête, et créons de nouvelles pratiques !
Merci pour le commentaire Ycril. Alors pour la petite précision, je ne souhaite pas opposer la grève, l’occupation ou le sabotage à la pratique de la manifestation ou de l’affrontement. L’objectif était plutôt d’observer les limites de la forme « cortège de tête » telle qu’elle s’est développée en tant que forme de lutte issue d’un conflit de classe (Loi Travail) et peu à peu rattrapée à la fois par sa forme spectaculaire et la répression policière. Comme tu dis, rien n’empêche d’occuper la rue, rien n’empêche de préférer parfois l’esquive à l’affrontement, toutes ces modalités dépendent de la teneur de la lutte, du rapport de force etc. Mais faire une manif dans son quartier, ça comprend rarement le boulevard entre République et Bastille ^^ Entre la présomption de légitime défense des keufs, le flicage des chômeurs et chômeuses et la primauté des accords d’entreprise, la lutte des classes a toutes les raisons de se retrouver au pas de nos portes pour les années qui viennent, bien loin des boulevards dorés. Jusqu’à ce que …