Etre contre le système est devenu à la mode. Pourtant, cette rhétorique facile et démagogique ne propose aucune réelle remise en cause des fondements du capitalisme. De plus, ce terme vient au départ de l’extrême droite. Voici pourquoi…
Depuis les années 1980, on observe un glissement du discours politique vers une rhétorique antisystème, en parallèle de la montée du FN. Faute de lutter efficacement contre la progression d’un parti qui se nourrit des frustrations et de la peur du déclassement, les principaux partis de gauche comme de droite ont copié certains termes et certains points issus du programme frontiste.
Notons que l’extrême droite prétend toujours s’inscrire dans une rhétorique antisystème, bien que ce discours ait tendance à dépasser ce courant politique. Qu’est-ce que ce système dont on parle tant ? Sa définition change selon les postures politiques : ce serait celui des partis, des oligarques, des médias, des réseaux, ou de la « caste »… Chaque personnalité politique définit le système comme l’ensemble des forces qui s’opposent à sa candidature, à son projet. Cela produit des définitions souvent contradictoires et vagues.
Par définition, le système est donc relativement flou. Il constitue un ennemi absolu dont l’absence de nom précis ou de cadre représente le danger. Ne pas nommer son adversaire précisément permet de se positionner en rebelle dévoilant un secret, mais aussi de ne pas prendre de risques inconsidérés.
Contrairement aux analyses marxistes traditionnelles définissant avec précision la bourgeoisie et les autres classes sociales par rapport à leur place dans les rapports de production, dans l’organisation de la société, les antisystèmes d’aujourd’hui entretiennent volontairement ce flou. L’extrême droite et les autres antisystèmes ne souhaitent pas totalement modifier le système politique ni abolir l’économie capitaliste – au contraire. Pour autant, toutes ces personnes ont besoin de marquer la rupture face à une série de gouvernements tous plus haïs les uns que les autres par les classes populaires. Aujourd’hui la posture antisystème est devenue hégémonique parmi les personnalités politiques.
D’où vient donc cette véritable mode qui voit se positionner contre le système des personnalités politiques telles que François Fillon, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, qui ont pourtant tous profité au maximum du système politique français ?
Cette question est directement liée à la survivance et au développement d’un discours issu de l’extrême droite historique. Les premiers politiciens et organisations à se revendiquer antisystèmes sont en effet marqués à l’extrême droite : sous la Cinquième République, cette stratégie de démarcation a été portée par les héritiers du mouvement poujadiste, dont le député Jean-Marie le Pen, puis logiquement par le Front National à partir de la fin des années 1970.
Il s’agit d’une stratégie typique de l’extrême droite : comme le reste de son discours, elle permet d’affirmer une position de rupture avec les institutions et la classe politique, en dénonçant tel groupe ou tel individu, mais sans jamais entrer dans une analyse détaillée des rouages du système social et économique. A une époque où des parties conséquentes des classes populaires cherchent des réponses à la crise profonde du modèle capitaliste, avec les conséquences sociales que l’on connaît, le discours antisystème permet de marquer des points sans prendre de risque. Il est donc logique qu’il ait été peu à peu récupéré par d’autres acteurs politiques – des sociaux-démocrates aux conservateurs. Avec une conséquence tragique : la légitimation d’une grille d’analyse irrationnelle, où il ne s’agit plus d’analyser le monde qui nous entoure en se basant sur des faits rationnels, mais de mobiliser le peuple dans une dénonciation permanente d’une élite indéfinissable, toute-puissante et généralement étrangère à la nation. Un discours pavant la voie au fascisme, mouvement politique le plus à l’aise avec cette lecture antimatérialiste du monde.
De l’antisystème au complot
La dénonciation permanente du système n’est pourtant pas seulement le fait de politiques en mal de popularité. Elle touche une partie importante des classes populaires, à travers les théories du complot. Lorsque ces théories font office d’analyse politique, on parle de complotisme.
Qu’est-ce que le complotisme ? Il s’agit d’une vision du monde considérant que l’ensemble des phénomènes politiques – changements de régime, attentats, mouvements sociaux, guerres, révolutions – sont le fait d’une stratégie concertée mise en place par des élites occultes ou des groupes organisés de manière secrète.
Qui sont ces personnes agissant dans l’ombre ? Inutile de donner un aperçu complet de toutes les théories plus ou moins loufoques, citons simplement quelques exemples, du plus raisonnable au plus délirant : les oligarques, les services secrets, les entreprises pharmaceutiques, les sectes religieuses, les francs-maçons, les Américains, les Russes, les marxistes, les sionistes (voire directement les Juifs), les Illuminati, Satan, les extraterrestres ou les hommes-lézards déguisés en humains… Des groupes croient sérieusement à chacune de ses possibilités, confirmant leur croyance en analysant méticuleusement chaque détail, chaque point d’ombre de l’actualité, avec une conclusion déjà en tête. L’absence même de preuves du complot devient en elle-même une preuve !
Notons que la plupart de ces théories contradictoires reflètent des éléments au carrefour de la culture religieuse et de la culture populaire contemporaine, et notamment des séries et films : croyance d’une lutte cachée entre bien et mal, existence de forces occultes voulant nuire à l’humanité, rôle héroïque de quelques individus découvrant la vérité malgré l’opposition d’une masse de moutons manipulés, etc. Ces théories ont existé depuis le début de l’époque moderne, notamment chez les royalistes voyant dans la Révolution française un complot satanique de la franc-maçonnerie, puis dans la révolution russe un complot juif. Si elles se développent aujourd’hui, c’est dans un contexte favorable où l’analyse marxiste a perdu du terrain et où les nouveaux moyens de communication permettent de populariser rapidement n’importe quelle théorie accrocheuse, correspondant à une lecture manichéenne.
Le développement des mouvements d’extrême droite s’est toujours largement appuyé sur de telles croyances, justifiant les pires crimes. Sans remonter jusqu’au nazisme, ce sont les théories complotistes qui ont permis de persécuter les minorités religieuses, sexuelles ou ethniques dans des pays tels que les USA, la Russie, l’Iran… Ou la France.
Les complots historiques
Quant aux exemples de complots historiques, ils ne vont pas vraiment dans le sens des nationalistes. Prenons l’exemple de la Guerre Froide : sur tous les continents, les deux blocs se sont opposés par tous les moyens, conduisant les Etats-Unis à développer des opérations clandestines anticommunistes très poussées, notamment en Asie et en Amérique latine, mais aussi en Europe. Dans le cadre de cette « stratégie de la tension », les réseaux de renseignement américains se sont alliés en Italie à une partie de l’armée, à des forces de police, à des industriels, et à des néofascistes pour déstabiliser le pays. Cela a conduit à l’organisation de nombreux attentats sanglants par le réseau Gladio. Le but étant de faire croire à un danger révolutionnaire, pour faciliter l’organisation d’un coup d’état militaire sur le modèle grec. La « stratégie de la tension » a tous les éléments d’un bon complot : des attentats utilisés pour manipuler l’opinion, l’implication de la loge maçonnique P2 et des américains, l’infiltration de groupes politiques, l’appui des élites conservatrices… Seulement, ce complot historique soutenait l’extrême droite pour liquider la gauche italienne.
Alors, la classe sociale détenant les moyens de production pratique-t-elle vraiment des sacrifices d’enfants les soirs de pleine lune devant des idoles païennes ? C’est peu probable, puisqu’elle est déjà au pouvoir. Pour autant, même si la bourgeoisie entretient ses propres associations, clubs et réseaux, dont le plus connu est la franc-maçonnerie, ce qui s’y passe n’est pas fondamental : ce sont les décisions finales du pouvoir, affectant nos vies au quotidien, et tout à fait publiques, qui transforment la société. Et en retour, une critique utile des élites ne peut se baser sur des mythes, d’autant plus s’ils reprennent des clichés religieux ou racistes. La réalité est en elle-même bien suffisante pour provoquer le dégoût, le scandale et la rébellion
L’extrême droite, sans parvenir au pouvoir, depuis quelques années exerce une importante influence sur la vie politique en France et en Europe. Chasse aux pauvres sous couvert de lutte contre l’insécurité, violences policières légitimées et exacerbées, panique morale vis-à-vis de l’Islam, état d’urgence, tentatives de mettre en place la déchéance de nationalité… Toutes ces politiques ont un point commun : être nées dans les esprits de l’extrême droite, et sont devenues la norme. Cette série d’articles extraits du livre « Temps obscurs, extrême droite et nationalisme en France et en Europe », écrit par des contributeurs au site 19h17.info et du blog Feu de prairie, ont pour objectif de mieux comprendre ce retour en force et le danger qu’il implique pour nous.