Depuis quelques années se développent de nombreuses initiatives qui voient de simples « citoyens » lutter contre l’insécurité sans attendre la police. Elles ne sont pas nécessairement fascistes, mais bien souvent l’extrême droite n’est pas très loin car ces initiatives ont une proximité morale et idéologique avec elle…
L’extrême droite n’est jamais très loin des initiatives de « vigilantisme », ces groupes qui voient de simples citoyens « prendre en main leur sécurité ». Bien souvent ces initiatives mènent à la constitution de milices qui attirent l’extrême droite comme un étron fumant attire les mouches.
Cela ne veut pas dire que tous les miliciens sont des fascistes, tout comme il existe des groupes fascistes qui ne sont pas des milices. Néanmoins, les liens entre ces deux phénomènes nous ont paru suffisamment forts pour que nous nous intéressions de manière spécifique aux milices qui se développent en ces temps de crise.
Qu’est-ce qu’une milice ?
Mais tout d’abord de quoi parle-t-on lorsqu’on utilise le terme de milice ? Pour commencer, les milices sont en concurrence avec l’Etat dans l’exercice de la violence légitime. Elles sont liées à un territoire à défendre. Elles prétendent en assurer la sécurité parce que l’Etat en est incapable. Comme on va le voir, elles sont étroitement liées à la problématique de la propriété privée.
Nous définissons une milice comme un groupe de « citoyens » qui, de manière volontaire et bénévole, vont assumer des fonctions régaliennes de l’Etat (vigilance, surveillance de la voie publique, armement, répression, justice). Ce phénomène peut aller de groupes de vigilance quotidienne régulant des tapages nocturnes à des formes plus extrêmes comme des groupes de combat paramilitaires armés. Elles se déploient particulièrement dans ce que l’on appelle les zones grises de l’Etat, où les services publics sont faibles, absents, ou déliquescents. C’est l’opposition à la figure de l’ennemi, de l’autre, qui est le ciment du phénomène milicien.
On peut distinguer différents types de milices. Nous les avons classées par ordre décroissant de structuration et de niveau de violence, selon leur développement et surtout selon la force de l’Etat :
– Les groupes paramilitaires, par exemple en Colombie, mais aussi en Allemagne dans les années 1930
– Les milices et polices privées : cela peut être des polices locales au Mexique
– Les groupes de sécurisation comme les tournées de « protection » organisées par les militants du Bloc Identitaire à Lyon, Paris ou Calais
– Les groupes de casseurs de grèves et les contremaîtres comme les vigiles qui ont assassiné Pierre Overney devant l’usine Renault en 1973
– Les cercles de vigilance ou les Associations de voisins vigilants, apolitiques ou de droite (parfois d’extrême droite), qui sont présents dans de nombreux quartiers
Les milices prétendent remplir plusieurs fonctions sociales, se considérant d’ « utilité publique ». Une première fonction peut être d’assurer la sécurité des commerçants, qui sont les premiers touchés par l’insécurité, plus que le grand patronat. Les milices servent aussi à réprimer le prolétariat, contrôler les « sans-droits », comme les groupes anti migrants de Sauvons Calais ou les milices patronales.
Elles peuvent aussi réprimer des manifestations, des grèves, et, de manière plus générale, les attaques contre la propriété privée. Enfin, elles peuvent récupérer les fonctions habituelles de la police : contrôler (GNI en Italie ), intervenir en urgence ( comme Aube Dorée en Grèce), arrêter voire tuer, comme le font les paramilitaires en Colombie.
Les milices apparaissent dans des contextes bien particuliers. Le premier cas est celui ou la milice s’oppose à l’Etat. Elle est un moyen pour certains de conquérir le pouvoir de l’Etat. Le deuxième cas, plus courant, est celui où elle se substitue à l’Etat : les milices vont faire un boulot que l’Etat n’assume pas ou ne peut plus assumer, parce que trop cher ou trop compliqué. Enfin, le dernier cas est une continuation du second : les milices font ce que l’Etat ne peut pas faire en son nom, car trop couteux politiquement : exercer la violence sur des opposants politiques, faire régner la terreur, assassiner. Le catalogue des actions de ce type de groupes est malheureusement bien trop fourni en exemples.
Par ailleurs, participer à une milice est un travail gratuit, ou semi gratuit : les miliciens sont souvent volontaires, ou du moins ils accomplissent leur tâche avec zèle et à peu de frais. Leurs motivations sont plus politiques et sociales que directement matérielles. De même, dégager du travail, réaliser du travail gratuit, c’est aussi la tâche principale des cercles de vigilance. Mais quoi qu’il arrive, so les milices s’installent sur la longueur, il leur faut un moyen de subsistance. Il y a alors trois possibilités n’étant pas contradictoires : l’économie « prédatrice » ou racket, le financement privé d’un mécène, et le financement direct par les « citoyens » .
On trouve les milices dans le centre des grandes villes, par exemple à Nice ou à Lyon où la mairie socialiste laisse agir l’extrême droite dans le quartier St-Jean. Cela permet de réprimer les prolétaires de banlieue et de « nettoyer » ces quartiers sans l’assumer officiellement. Elles se retrouvent donc aussi dans les quartiers en cours de gentrification, particulièrement quand l’ambiance devient chaude le soir, alors que le petit patronat s’inquiète de la « population » qui s’installe. Ce groupe social peut à ce moment fait appel aux milices. Ainsi ces petits patrons ne se préoccupent pas non plus trop de ce que font les milices, et n’hésitent pas à faire intervenir la police pour s’en débarrasser lorsqu’elles deviennent trop zélées.
Elles interviennent aussi dans des quartiers populaires, comme par exemple en Grèce, et dans les campagnes, c’est-à-dire dans les zones les moins occupées par l’Etat.
Enfin, elles sont présentes aux frontières du territoire. C’est le cas, notamment, des minute men et vigilantes armés qui sévissent à la frontière américaine pour contrôler les flux migratoires en provenance du Mexique.
Elles sont aussi présentes sous une forme un peu différente dans les quartiers pavillonnaires et dans les zones créées pour parquer le troisième âge, où l’absence d’activité économique de jour et de nuit isole des populations entières de retraités. Ces retraités peuvent chercher à recréer du lien social par ces réseaux de surveillance.
Pour comprendre le phénomène des milices, il faut aussi voir en quoi elles se distinguent des diverses sociétés de sécurité privée. Le rôle de celles-ci est plus ou moins de produire du muscle à vendre, très souvent pour protéger la propriété privé et exercer un contrôle social : entreprises de vigiles, gardiennage… En général, les sociétés de sécurité privées accomplissent les basses tâches de la sécurité, laissant le reste à la police. Ce n’est que dans les zones périphériques des centres économiques mondiaux, comme l’Irak, l’Afghanistan, l’Ukraine ou certains pays d’Afrique que des sociétés privées vont jouer un rôle beaucoup plus important en tant que paramilitaires ou mercenaires.
Ce qui distingue les milices de ces sociétés de sécurité privée, c’est leur objet. En effet, elles peuvent avoir des fonctions similaires comme protéger la propriété privée, mais, en réalité, milices et sociétés de sécurité sont plus des cousins que des frères jumeaux.
En effet, ce qui va distinguer le phénomène milicien de la sécurité privée est son caractère volontaire : l’objectif n’est pas de faire de l’argent en louant du muscle, mais bien d’exercer un pouvoir sur son environnement en assumant un certain degré de violence. Les milices ont donc une vocation plus politique ou para politique que les sociétés de sécurité. C’est pour cette raison que le phénomène milicien a toujours été un vivier et un terreau pour l’extrême droite, même si toutes les milices ne sont pas forcément fascistes.
Rappelons encore une fois que le Parti Fasciste italien et le NSDAP (parti nazi) allemand naissent des milices mises sur pied afin d’écraser les grèves insurrectionnelles de l’après-guerre. Cela dit, des causes similaires ne donnent pas toujours les mêmes effets. En Italie, lors du Risorgimento (unification par la force) à la fin du 19ème siècle qui fonde l’unité nationale, des milices sont mises sur place pour contrer l’agitation paysanne et la réforme agraire. Ces milices sont à l’origine de ce que l’on appelle ensuite la Mafia (Cosa Nostra, Ndragetta, Camorra).
Comme nous l’avons vu, les milices ont vocation à exercer un pouvoir qui dépasse celui de la sécurité privée, dont l’horizon est principalement l’augmentation des profits.
Quelques exemples de milices
Nous allons commencer par évoquer les cercles de vigilance. Certains de ces groupes sont créés en partenariat avec l’Etat. Ils sont en général confinés à un rôle secondaire ou passif. Lancés par Claude Guéant (l’extrême-droite des Républicains), par la circulaire du 22 juin 2011 auprès des autorités légales, les cercles de Voisins Vigilants, renommés en 2015 Participation citoyenne, sont subventionnés et jouent un rôle de lien direct avec la police municipale. Ils se veulent un complément de l’Etat, mais cette activité tourne parfois au remplacement de celui-ci. Ces initiatives sont à mettre en lien avec le développement d’appels multiples à l’autodéfense. A Nice, l’assassinat d’un jeune à la sortie d’une bijouterie et la mise en procès du commerçant a permis à la fachosphère de médiatiser ces initiatives sous prétexte d’étendre la « légitime défense ».
Par ailleurs le rapport Etat-milices n’est pas toujours conflictuel, puisque nous constatons depuis quelques années une tendance de l’Etat à déléguer son activité régalienne à des groupes paramilitaires, surtout en période d’austérité et de restructuration.
C’est ainsi que se sont créés, il y a cinq ans, les GNI en Italie. Membres pour leur grande majorité des groupes issus du MSI, le parti néofasciste historique, les Guardie Nazionale Italiane organisent des rondes « citoyennes » et négocient avec l’Etat une intégration subventionnée en tant que délégués du service public.
Le pas a été franchi en Espagne, en Pais Valencià (la région de Valence), où le groupe à croix celtique España 2000 , par l’entremise de l’entreprise Levantina Seguridad, dans l’application de la nouvelle « Loi de Sécurité Privée », réalise des rondes et des arrestations dans la ville .
Une fois installées, les milices n’hésitent parfois pas à créer leur propre économie et leurs propres services sociaux. C’est le rôle de Chrysi Avghi (Aube Dorée) en Grèce.
En France, nous pouvons citer comme exemple Génération Identitaire, les ex Jeunesses identitaires. Ces groupes ont organisé des « sécurisations » de trains et de métros à Nice, et maintenant à Lyon. Ils prétendent faire le travail que ne fait pas l’Etat, bien que cela soit à nuancer. Les patrouilles identitaires relèvent plus du spectacle car elles ne se font pas dans la durée, mais seulement au cours de patrouilles spectaculaires de temps à autre, destinées avant tout aux médias. Les JN (Jeunesses Nationalistes) sont encore plus virulentes, ayant vocation à jouer le rôle de Chrysi Avghi, mais dans un pays où l’Etat est bien plus puissant : ils ont été utile à la mairie PS de Lyon, mais de là à leur laisser prendre un rôle plus important… Ainsi, l’organisation a été dissoute, jusqu’à la création d’un nouveau groupe, bien entendu.
A quoi servent les milices ?
Nous allons tout d’abord examiner leurs liens avec l’Etat : ceux-ci sont ambigus. Les milices constituent une concurrence directe pour le pouvoir en place. D’une part, comme on le voit en Ukraine ou en Grèce, celles qui sont le plus puissantes et le plus politisées à droite n’hésitent pas à attaquer l’Etat, et annoncent souvent leur intention de se substituer à celui-ci.
Ce rapport évolue, une interdépendance existant entre les deux. Si les milices peuvent être gravement réprimées pour leurs troubles à la paix sociale – comme en Grèce, où Chrysi Avghi a vu ses leaders enfin arrêtés. Aux USA elles sont largement couvertes lorsqu’il s’agit de réprimer les manifestations comme les Oath Keepers, groupe paramilitaire d’extrême droite d’anciens policiers et militaires qui est venu patrouiller les rues de Ferguson après des émeutes contre les violences policières, fusil d’assaut en bandoulière, sans être inquiété par la police..
En France, les interdictions des JNR de Serge « Batskin » Ayoub, des Jeunesses Nationalistes ou de l’Œuvre Française après le meurtre de Clément Méric montrent que la répression est réelle. Tout d’abord, celle-ci n’est pas une bonne nouvelle en soi : si l’Etat les interdit, il n’hésitera pas à en faire autant pour les révolutionnaires, c’est d’ailleurs ce demandent de nombreux hommes politiques, de gauche comme de droite. De plus, cette mesure légale ne signifie en rien la dissolution de ces groupes qui se contenteront de changer de nom, comme avant eux Unité Radicale, le PNFE, les Jeunesses Identitaires et toute une ribambelle de groupes néofascistes. Dans des périodes plus critiques, il devient bien plus difficile de démêler les liens entre police et fascistes qui peuvent marcher main dans la main. C’est ainsi que l’année dernière, peu avant sa mise à l’écart temporaire, l’organisation Aube Dorée réprimait une manifestation en collaborant avec la police .
Les milices apparaissent là où l’Etat n’est plus capable de maintenir la paix sociale. C’est un mélange de défense d’intérêts immédiats, comme sauver la propriété privée menacée, et de perspectives à plus long terme tendant vers l’installation d’un pouvoir politique fort.
Un des enjeux de la période actuelle pour le patronat est d’avoir à sa disposition un Etat à même de défendre ses intérêts. Cela n’est pas négligeable : en France on compte 145 000 policiers pour défendre le système en place ! Quoi que disent les patrons, bien qu’ils se plaignent des taxes, des « charges » patronales (voir notion) et des impôts, l’Etat reste le principal outil de maintien de l’ordre social, et donc leur meilleur garant.
Seulement, cette police est parfois débordée. Elle peut l’être par les réactions au chômage de masse, à la pénurie qui touche de plus en plus l’ensemble des salariés précaires et des chômeurs. Elle l’est aussi durant les luttes, au point que les journées d’émeutes étaient prétexte à des primes considérables pour les policiers mobilisés ces dernières années, et que de plus en plus de fonctionnaires de police dans des pays comme la Grèce se retrouvent dans un rôle « militant » de répression. C’est dans cette perspective qu’il faut aussi comprendre le phénomène milicien.
L’activité des milices fait partie des principaux axes d’installation de l’extrême-droite. Elle permet à celle-ci de se rendre « utile », au petit et au grand patronat en tout cas, mais aussi de se poser en sauveur dans une période de crise comme le font les néonazis d’Aube Dorée. L’utilité des milices ne s’arrête pas là pour l’extrême droite : elles lui confèrent un outil pour frapper directement leurs « ennemis », qu’ils soient communistes, antifas ou immigrés, et ainsi d’acquérir une force de frappe tout en contrôlant certains quartiers.
Les milices permettent à l’extrême droite radicale d’essayer de tenir la rue, mais aussi d’offrir une solution dans une période de tension sociale forte, en divisant la population entre des camps communautaires, en créant des services sociaux basiques pour rendre la population dépendante, en réprimant les travailleurs les plus précaires, et enfin en remettant la société au travail.
L’extrême droite, sans parvenir au pouvoir, depuis quelques années exerce une importante influence sur la vie politique en France et en Europe. Chasse aux pauvres sous couvert de lutte contre l’insécurité, violences policières légitimées et exacerbées, panique morale vis-à-vis de l’Islam, état d’urgence, tentatives de mettre en place la déchéance de nationalité… Toutes ces politiques ont un point commun : être nées dans les esprits de l’extrême droite, et sont devenues la norme. Cette série d’articles extraits du livre « Temps obscurs, extrême droite et nationalisme en France et en Europe », écrit par des contributeurs au site 19h17.info et du blog Feu de prairie, ont pour objectif de mieux comprendre ce retour en force et le danger qu’il implique pour nous.