Dans l’épisode précédent, nous avons relevé que l’or et l’argent sont de la monnaie marchandise mais aussi des symboles de richesse. La frappe de la monnaie, avec l’ajout d’une marque souveraine sur la pièce, va engager le métal précieux encore plus loin sur la voie symbolique.
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La pièce de monnaie
En Occident, les premières pièces sont apparues en Asie Mineure et en Grèce au VIe et VIIe siècle avant Jésus-Christ.
Fondamentalement, cette monnaie demeure une monnaie marchandise. Une pièce est frappée en or, en argent, ou en alliage et sa valeur est celle de ces métaux précieux. Mais la frappe ajoute au métal des caractéristiques supplémentaires. Et en premier lieu, le métal devenu pièce n’est plus une matière première.
Sous sa forme brute, le métal précieux peut encore être utilisé à la confection de bijoux et d’ornements. Sous la forme d’une pièce, l’or et l’argent ne servent plus qu’au paiement. La notion de monnaie, c’est-à-dire d’instrument spécialisé dans l’échange, se matérialise dans un objet palpable.
Pièces et circulation
Devenu pièce, et non plus seulement lingot ou parure, le métal précieux a vocation à circuler. Même accumulé et conservé, il devient une « réserve de valeur », fonction de la monnaie, et non une simple accumulation de cette valeur.
La différence est subtile parce qu’un trésor, qu’il soit constitué de pièces ou d’objets précieux, reste un trésor. Mais même s’il est possible d’échanger une croix en or contre un autre bien, la destination de cette croix est de trôner dans une église pour témoigner de la splendeur de la foi.
La finalité de la pièce d’or, en revanche, est de circuler, même si Harpagon peut la conserver des années durant dans son coffre. Servir de réserve de valeur est une fonction de la monnaie lorsque celle-ci sort de la circulation, mais circuler est la raison d’être de la monnaie. Ce n’est pas le cas de l’objet précieux. Le trésor composé de bijoux en or est une réserve de valeur qui peut éventuellement servir de moyen de paiement. Le trésor en pièces d’or est une monnaie dans sa fonction de réserve de valeur.
La marque souveraine
Le but du signe distinctif frappé sur le métal, c’est d’abord le poinçon qui certifie, de la part de celui qui l’a frappé, le poids et la composition de l’alliage dont est faite la pièce. Avec la monnaie frappée, la définition légale s’identifie à la production de la pièce elle-même. Par exemple, la drachme athénienne est une pièce de 3,5 grammes d’argent. Le signe distinctif qui y est apposé est à la fois la marque de la souveraineté de la cité et la certification du poids de métal.
Dans cette opération, le pouvoir souverain n’a nullement conféré à la monnaie sa valeur. Il s’est contenté de fournir un moyen de certification à la valeur qu’elle possède en tant que marchandise. Les souverains et les cités ont bien compris que la frappe était une occasion de propagande. Pour autant, ce n’est pas le signe souverain qui donne sa valeur à la pièce. C’est au contraire la pièce qui transfère symboliquement au signe souverain le prix qu’elle possède déjà. La pièce n’est pas seulement un alliage de métal : c’est aussi un mélange de marchandise et de symbole.
La monnaie dans le monde médiéval
Le Moyen-Âge en France offre une illustration parfaite de ce phénomène. Les monnaies frappées sont définies par trois choses : leur titre, leur poids et leur cours. Ces trois éléments sont fixés par l’émetteur de la pièce qui est un pouvoir souverain.
Le titre est une description de l’alliage dont sont composées les monnaies. Par exemple, le titre d’une pièce en argent est décrit par rapport à la proportion d’argent qu’elle possède. Une pièce d’argent fin, composée à 95 % d’argent pur, a un titre de « douze deniers de loi argent le roi ». Si le titre est inférieur, par exemple de « huit deniers », c’est qu’il entre une proportion d’argent de 8/12e dans sa composition.
Le poids s’exprime dans la fraction d’un poids de référence, qu’on appelle le « marc ». Le marc de Paris, le plus utilisé, était d’un peu moins de 250 grammes. Si on taillait 60 pièces dans un marc d’un certain alliage, chaque pièce avait donc, comme poids, 1/60e de marc, soit environ 4 grammes de l’alliage considéré.
Ces deux premières caractéristiques renvoient entièrement aux caractères physiques de la pièce de monnaie. Pour des raisons techniques, une certaine marge d’erreur était tolérée. Des fraudes étaient possibles, en trichant sur les proportions de l’alliage lors de la frappe ou en rognant la pièce durant sa circulation.
Le monnaie de compte
Si la monnaie était, comme on disait, de « bon aloi », autrement dit que l’alliage contenait bien la quantité de métal précieux annoncée, alors sa valeur devait être à peu près équivalente à son poids en métal précieux. La combinaison du titre et du poids permettait de calculer « le pied de monnaie ». Il était ainsi possible de comparer les quantités de métal présentes dans des monnaies taillées dans des alliages différents.
La valeur n’était pas représentée sur la pièce elle-même, car celle-ci ne possédait pas de valeur faciale. Une pièce était d’abord une identité, celle de l’émetteur, et un « pied », c’est-à-dire un rapport entre titre et poids.
À cause de la diversité des pièces, on avait recours à une monnaie de compte. Cette monnaie de compte était en principe une référence à une certaine quantité de métal précieux, comme l’était le sicle d’argent en Mésopotamie.
Originellement, la « livre », l’unité de base de la monnaie de compte, représentait bien un certain poids d’argent, environ 409 grammes à l’époque de Pépin le Bref. Mais l’absence d’unité des poids et mesure et la diversité des monnaies frappées fit rapidement de la livre une référence abstraite. La livre, qui se divisait en sous et en deniers[1], pouvait être « de Paris » (parisii), ou « de Tours » (tournoi). Les deux systèmes de monnaie de compte ont longtemps cohabité.
Les pièces avaient rarement une valeur équivalente à une division de monnaie de compte, malgré quelques exceptions. Ainsi, le « gros de Saint Louis », ou « gros tournois », pièce d’argent émise par Saint Louis à la suite de l’ordonnance du 24 juillet 1266, valait un sou dans le système de la livre tournoi.
Argent et propagande
Au Moyen-Âge comme dans l’Antiquité, le signe inscrit sur la monnaie de métal est d’avantage au service de la propagande politique du souverain qui l’a frappée que nécessaire à la monnaie elle-même. La monnaie du prince est la démonstration de son pouvoir.
En France, les monnaies royales chassèrent les monnaies seigneuriales parallèlement à l’extension du pouvoir du roi. Quand un conflit de souveraineté éclatait, les différents prétendants au trône cherchaient à interdire la monnaie de leurs concurrents. À la mort de Charles VI, le roi d’Angleterre, Henri IV, devenu roi de France après le traité de Troyes, fait frapper des pièces à son nom. Son rival le dauphin, le futur Charles VII, fait de même de son côté. Le régent Bedford, qui gouverne après la mort d’Henri IV, fait interdire la monnaie du dauphin à Paris[2].
Le signe monétaire était un aspect essentiel de la construction du pouvoir souverain.
Cours et valeur de la pièce
Le cours était la valeur légale que l’émetteur de la pièce entendait lui donner. Il était exprimé en monnaie de compte. Ce cours devait dépendre, bien entendu, de la quantité de métal présente dans la pièce. Le cours légal ne pouvait s’éloigner pendant très longtemps du cours fixé par le prix du métal sur le marché.
C’est pourquoi, malgré leurs prétentions, les princes demeuraient impuissant à donner sa valeur à la monnaie. Si le cours légal d’une pièce s’écartait trop de la valeur commerciale du métal qui la composait, les marchands ne l’acceptaient plus à ce montant. Un cours réel s’imposait dans les échanges, différent du cours légal, et ce dernier perdait sa signification.
Malgré tout, les rois tentaient souvent de définir le cours légal d’une monnaie en fonction de leurs intérêts. Pour cela, ils avaient recours à ce qu’on appelait une « mutation monétaire ».
Les mutations monétaires
Elles consistaient à changer le titre, le poids ou le cours de la pièce, ou plusieurs de ces éléments. Une mutation monétaire pouvait se faire très rapidement. C’était une simple décision de l’émetteur.
Le cours réel, dépendant de la valeur commerciale du métal, subissait les fluctuations d’un marché contraint par de nombreuses restrictions légales et matérielles. Il fallait un certain nombre d’échanges avant qu’on perçoive la différence existant entre un cours légal et un cours commercial. Il y avait donc une période où le cours fixé par le souverain, même s’il était supérieur au cours réel, s’imposait.
Ainsi, même si la monnaie se dépréciait au bout d’un moment, la mutation monétaire offrait un avantage à court terme. Le roi utilisait la monnaie avant que le cours du marché ne remplace le cours légal.
Ces manipulations étaient plus faciles en argent qu’en or. L’or avait été réintroduit en Occident à la suite des croisades. C’était un métal qui était entre les mains d’un nombre réduit de marchands. Il était difficile de tricher sur son cours, bien connu des opérateurs économiques. Les pièces d’argent était donc plus souvent concernées par les mutations monétaires.
Les mutations étaient problématiques car elles entamaient la confiance dans les moyens de paiement et déstabilisaient le commerce. Elles étaient donc très critiquées, et il était dommageable pour la réputation d’un roi d’y recourir. Mais le temps de la politique était, à cette époque comme de nos jours, celui du court terme. C’était sans délai qu’il fallait financer une guerre, payer une rançon ou s’assurer la fidélité d’un allié. Il y avait donc toujours un moment où la couronne était réduite à ce genre d’expédient.
La puissance du signe
La monnaie frappée est donc avant tout une monnaie marchandise sur laquelle est ajoutée un signe. La monnaie de métal est, au cours des siècles, synonyme de diffusion d’une économie monétisée et marchande. De ce point de vue, ce ne sont pas les grosses sommes qui sont les plus importantes, mais les petites.
Les subdivisions de la monnaie, comme « l‘as » ou « l’obole », sont faites d’alliages à base de cuivre. On parle au Moyen-Âge de « monnaie noire » à cause de l’aspect de ces pièces. Cette monnaie possède en principe sa valeur par elle-même, liée à celle du métal qui la compose. Mais le cours d’un métal comme le cuivre fait évidemment l’objet de moins d’attention que celui de l’or ou de l’argent. La valeur légale de la monnaie prend le pas sur la valeur commerciale du métal vil qui compose la pièce.
Les petites pièces sont donc le siège de l’apparition progressive d’une monnaie où l’aspect signe supplante l’aspect marchandise. Une caractéristique de la monnaie signe s’impose alors. Si les opérateurs économiques l’acceptent comme moyen de paiement, peu importe que cette monnaie possède une valeur intrinsèque. Tant qu’elle circule aisément, sa valeur ne compte pas.
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Notes
[1] Une livre valait 20 sous, et un sou valait 12 deniers, donc une livre valait 240 deniers.
[2] La vie quotidienne au temps de Jeanne d’Arc, Marcellin Défourneaux, Hachette, Paris, 1952, pp. 264-265
[3] « Le problème de l’or au Moyen-Age», Marc Bloch, Annales d’histoire économique et sociale, vol. 5, N°19, janvier 1933