La monnaie signe n’est rien d’autre qu’un montant monétaire inscrit sur un support quelconque. Tel est le cas du bon d’achat, du chèque-déjeuner ou encore du Bitcoin.
1 Bitcoin = 5 616,07 euros au 18 juin 2018
Point d’origine
La particularité de la monnaie signe est qu’on peut la situer tout autant à l’origine qu’à l’aboutissement de la monnaie.
Si on s’intéresse à la raison pour laquelle quelque chose peut être accepté comme moyen de paiement, on aura tendance à voir la monnaie signe comme le prolongement d’un autre type de monnaie. C’est la démarche que nous avons adoptée jusqu’ici. Nous avons vu à l’épisode 4 que l’argent marchandise, avec la frappe des pièces, et en particulier des petites pièces, devient en partie de l’argent signe. De même, nous avons relevé dans l’épisode 5 comment l’argent dette devient argent signe avec la généralisation des billets de banque.
Dans cette analyse, l’argent est d’abord dette ou marchandise, puis petit à petit devient signe. Chronologiquement et logiquement, marchandise et dette précèdent le signe.
Point d’arrivée
Mais on pourrait soutenir que c’est plutôt le signe qui précède la marchandise et la dette. Qu’est-ce en effet qu’un « signe » ? C’est une représentation qui a un sens pour les membres d’une société. Or, la capacité de se représenter collectivement quelque chose qui a de la valeur aux yeux des membres d’une société n’a certainement pas attendu la marchandise ou la dette pour exister.
Il ne s’agit évidemment pas de la valeur telle qu’elle existe dans les sociétés marchandes et encore moins dans le mode de production capitaliste, mais d’une forme de valeur qui possède avec la valeur des marchandises au moins ce point en commun : être d’abord une représentation commune dans la pensée des membres de la société.
La dimension symbolique de la valeur
Cette représentation symbolique de la valeur a des origines lointaines. Un article de Marcel Mauss remontant à 1914 expose ce qui, pour cet anthropologue, est à l’origine de la monnaie : le talisman doté d’un certain pouvoir magique.
Le pouvoir d’achat de la monnaie primitive, c’est avant tout […] le prestige que le talisman confère à celui qui le possède et qui s’en sert pour commander aux autres. [1]
Le pouvoir symbolique évoqué par Mauss n’a en lui-même aucun rapport direct avec la quantité. On n’a pas de raison de supposer que dix talismans auront un pouvoir magique dix fois plus puissant qu’un seul. Mais quand la richesse apparaît dans les sociétés, c’est à dire à partir du moment où leur mode de production requière et permet l’accumulation de produits[2], la dimension symbolique se combine avec une évaluation quantitative de cette richesse.
C’est alors qu’apparait la quasi-monnaie en « buffles, gongs ou coquillages ». Dans les sociétés qui pratiquent l’accumulation, la quantité de produit accumulés tend à devenir une source importante de la mesure de la valeur. Pas forcément la seule, sans doute, et avec bien des nuances possibles suivant les sociétés considérées. Mais cela ne change pas l’essentiel. Une forme nouvelle, et importante, de la définition sociale de ce qui a de la valeur est apparue, et cette forme est promise à un assez grand avenir.
On pourrait donc soutenir que la monnaie est signe, ou en tous cas symbole, même dans ses formes les plus embryonnaires, car sans cette capacité de représentation symbolique, il n’y a aucune transaction possible.
Or et symbole
Le pouvoir symbolique est également déterminant pour les évolutions ultérieures. L’utilité de l’or ou de l’argent, qui est de confectionner des parures prestigieuses, est indissociable de la croyance qui s’attache au métal précieux. L’or a sans doute toujours été un peu plus qu’une marchandise.
Ce n’est pas pour rien que nombre d’objets de culte ont été fabriqués dans ce matériau. Si l’or n’était pas toujours directement investi d’une fonction magique, il exprimait au moins une certaine proximité avec le divin. Les trésors amassés dans les temples puis les églises n’avaient pas pour fonction de circuler comme monnaie, mais de représenter la puissance de la religion.
Avant même l’apparition des monnaies frappées, nous pouvons donc penser que l’or et l‘argent sont déjà « signes » et « signifiants ». Et leur signification, aux yeux de la société de l’époque, est précisément la représentation de ce qui a du prix.
D’une certaine manière, la frappe de la pièce ne fait qu’achever un processus déjà en cours dès les débuts de la circulation du métal précieux. Et l’argent signe, qui nous est apparu jusqu’ici comme un prolongement de l’argent marchandise ou de l’argent dette, en est tout autant le préalable.
Signe de rien
Toute monnaie, quelque soit son type, est donc une forme de représentation symbolique. Mais le signe monétaire peut-il ne représenter que lui-même ? Peut-il simplement affirmer : « Je suis le signe de valeur, donc je vaux ? ».
Dans les sociétés humaines, toutes les institutions s’incarnent dans des symboles ou des représentations. Est-ce qu’on en conclut pour autant qu’elles ne sont que cela ? La souveraineté se manifeste par de multiples actes symboliques, mais quand un opposant politique est exécuté, ce n’est pas un symbole qui le tue : ou en tout cas, ce n’est pas que le symbole. Pourquoi en irait-il différemment de l’argent ?
La dimension tautologique de la monnaie
La réponse à la question tient peut-être à une caractéristique de la monnaie. Marx avait déjà relevé que tant que l’argent circule, il peut se contenter de représenter la valeur sans en posséder aucune[3]. Il peut n’être que signe et rien d’autre. Pour qu’une monnaie soit efficace, il suffit qu’elle circule entre des opérateurs qui l’acceptent. Une monnaie marchandise, une monnaie dette ou une monnaie sans valeur intrinsèque fonctionnent de la même manière tant qu’elles continuent à circuler.
Pourquoi vais-je accepter un signe comme signe monétaire ? Parce que les autres l’acceptent. Mais pourquoi les autres l’acceptent-ils ? Parce que je l’accepte moi-même. La monnaie est une dynamique tautologique. Il est certain qu’à partir du moment où un moyen de paiement est accepté par une fraction significative du corps social, elle est acceptée par tous.
Monnaie et convention sociale
Une « convention sociale » n’est pas le fruit d’un choix libre et éclairé des membres de la société, mais le résultat d’une histoire et d’un certain type de rapports sociaux. Si la monnaie n’était qu’une convention consciemment établie entre les membres de la société, il suffirait de choisir un support qui servirait de monnaie et que chacun soit ensuite libre d’accepter. C’est ainsi que les ultra-libéraux et les créateurs de monnaie cryptées imaginent la chose, mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dans l‘histoire.
Le pouvoir surnaturel des talismans ou la puissance d’attraction de l’or sont des croyances ancrées dans les mentalités d’une époque. Seule une croyance semblable, tout aussi irrationnelle dans son contenu mais tout aussi ancienne dans ses fondements, pourrait avoir aujourd’hui le même effet.
Et si on y réfléchit, est-ce que cela n’est pas un peu le cas du Bitcoin à l’heure actuelle ? Qu’est-ce qui attire autant dans les crypto-monnaies, sinon la fascination pour le gri-gri technologique ?
Mais que la croyance s’effrite, et la monnaie s’effondre. L’histoire regorge d’exemples de chutes de ce type. C’est, en France, sous l’Ancien Régime et la Révolution, le système de Law ou les assignats. En Allemagne dans les années 1920, l’hyper inflation réduit le mark-papier à néant[4].
Signe de quelque chose
Toute monnaie est en partie signe. Mais il faut distinguer soigneusement la monnaie qui est signe ET autre chose, marchandise ou dette, de la monnaie qui n’est QUE signe. Or, le problème de la monnaie signe « pure » est que la question de la confiance, qui se pose pour toute monnaie, y est particulièrement délicate. Bien plus délicate, en fait, que pour les monnaies qui sont à la fois signe et autre chose.
Le signe n’est jamais arbitraire. Il prend sa source dans les tréfonds du rapport social. Le talisman n’est investi d’aucun pouvoir magique ou surnaturel, mais il n’a rien d’irrationnel. Sa rationalité réside dans ce qu’il exprime symboliquement des rapports entre les membres de la société considérée.
Il en va de même pour le signe monétaire. Pourquoi une monnaie signe vaut-elle quelque chose plutôt que rien ? Parce que le signe qui la compose est une représentation effective dans le rapport social dominant, c’est-à-dire dans le mode de production de la société considérée. Voilà précisément ce que les tenants de la monnaie cryptée ne comprennent pas.
Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Chaque Lundi à 19 h 17.
Épisode précédent: L’argent dette
Épisode suivant: Robinsonnade
Notes
[1] Marcel Mauss, « Les origines de la notion de monnaie. Communication faite à l’Institut français d’anthropologie », Compte-rendu des séances, II, tome I, supplément à L’Anthropologie, 1914, 25, pp. 14 à 19. Voir Crises, pp. 61-63 pour une étude plus approfondie de cet article.
[2] On doit à Alain Testart d’avoir observé que cette hypothèse ne concerne pas seulement l’agriculture, mais aussi certaines formes de sociétés de chasseurs cueilleurs où l’accumulation était possible et indispensable.
[3] Nous reviendrons en détail sur les conceptions de Marx dans les épisodes 9 et 10
[4] L’effondrement d’une monnaie qui sert aux échanges quotidiens a des conséquences énormes pour les populations. À Berlin, pendant la crise, les prix changeaient d’heure en heure dans les magasins pour suivre l’évolution de l’inflation. Quand à la monnaie, on cherchait avant tout à s’en débarrasser le plus vite possible, et sa vitesse de circulation ainsi accrue contribuait à accélérer son effondrement, puisqu’une augmentation de la vitesse moyenne de la circulation de la monnaie est l’équivalent d’une augmentation de sa quantité.