L’abandon de la monnaie marchandise dans le capitalisme ne s’est pas fait du jour au lendemain. Tout au contraire, c’est très progressivement que le métal précieux a été écarté.
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De la Première Guerre mondiale à 1971
Ce processus, entamé au lendemain de la Première Guerre mondiale, s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1960. Cette période intermédiaire a été marquée par l’accroissement considérable du stock d’or des États-Unis suite aux deux guerres mondiales. Le Gold Exchange Standard de 1922 et les accords de Bretton Woods en 1944 mettaient en place deux systèmes à peu près équivalents, qui permettaient aux monnaies qui n’étaient pas directement convertibles en or de reposer sur une monnaie elle-même convertible : le dollar. La monnaie dette se renforçait donc au détriment de la monnaie marchandise. Pour la plupart des monnaies mondiales, à l’exception du dollar, le billet de banque n’était pas une dette en monnaie marchandise mais une dette en une autre monnaie. La dette se trouvait ainsi en quelque sorte redoublée.
L’évolution s’est achevée lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971. Depuis cette date, la dette que représente l’émission de monnaie par une banque centrale a pour garantie une autre dette, essentiellement la dette d’un État sous la forme de bons du trésor ou de devises d’un autre État. Plus que jamais, l’argent actuel est de la dette sur de la dette.
Les fondements de la monnaie contemporaine
La grande erreur de ceux qui s’offusquent de cet état de fait est de croire que la monnaie contemporaine repose sur du néant. L’engagement d’un État à rembourser ses dettes, c’est à dire à verser les intérêts et le capital des bons qu’il émet, n’est pas rien. C’est au contraire l’engagement le plus solide qui soit. Un État comme la France n’a jamais renié un tel engagement depuis plus de deux siècles. L’État possède en effet un moyen dont les opérateurs économiques privés ne disposent pas : celui de pouvoir ponctionner régulièrement une part de la valeur en circulation par la fiscalité.
Voilà où se situe le tour de force de l’économie capitaliste. Le signe de valeur monétaire, nous l’avons dit, peut se contenter de n’être que signe du moment que la circulation de la monnaie et des marchandises est sans interruption. Or, un cycle de circulation éternel est précisément ce vers quoi tend le mode de production capitaliste.
La logique du capital inverse l’objectif de l’opération d’échange simple. Le circuit ne va plus de la marchandise vers l’argent pour revenir vers la marchandise, mais part de l’argent pour revenir à l’argent après un détour par la marchandise. Marx résume ce point dans le chapitre IV du Capital sous le nom de « formule générale du capital ».
La forme « simple » ou « immédiate » de la circulation est symbolisée par la formule M- A – M’, ou M est une première marchandise, M’ une seconde marchandise et A une somme d’argent. Dans cette opération, l’échangiste ne cherche qu’à obtenir la marchandise qu’il convoite en échange de celle dont il est décidé à se dessaisir. L’exemple le plus évident à l’heure actuelle est le salarié, qui échange sa force de travail, la marchandise M, contre son salaire, A, avec lequel il achète tout ce qu’il a besoin pour vivre (M’). Mais l’exemple vaudrait aussi pour un petit paysan indépendant qui vend ses fromages (M) et utilise le produit de la vente (A) pour acheter ce dont il a besoin (M’).
Pour le capitaliste, le rapport est inverse : une somme d’argent, A, ne devient marchandise M que pour se réincarner dans une somme d’argent A’ supérieure à A (si A’ n’est pas supérieur à A, l’opération n’a aucun intérêt). Cette logique, qui est celle des marchands depuis toujours, a longtemps concerné essentiellement des surplus de la production. Depuis que le mode de production capitaliste a émergé, la logique en question s’est emparée de toute la production. A’ ne représente plus un gain essentiellement commerçant, mais un incrément venu de la production elle-même.
La circulation devient ce qu’elle était déjà
L’extraction de survaleur dans la production a des règles que Marx analyse dans Le Capital : fondamentalement il s’agit d’exploiter le travail prolétaire. Il est inutile de s’étendre ici sur cette question, dont il ne faudra retenir qu’un seul point : l’extraction de survaleur dans la production est l’aliment constant de la circulation infinie des marchandises. Aux époques antérieures, le grand commerce n’a jamais cessé, mais virtuellement il pouvait s’interrompre. La production des marchandises à commercialiser n’était en effet, en partie au moins, pas elle-même marchande : elle se situait hors du cycle circulatoire. À l’heure actuelle, l’interruption n’est plus envisageable parce que le moteur de la circulation se niche dans la production elle-même.
Pourtant, la référence à la monnaie marchandise demeurait essentielle aux yeux de Marx et de ses contemporains. On avait envisagé mais écarté l’idée d’une monnaie qui ne soit pas convertible en métal précieux. La monnaie était une dette sur une valeur déjà réalisée et non une dette sur une valeur future. On attachait encore un grand poids à la différence entre la monnaie elle-même, mesure stable de la valeur, et l’actif financier qui représentait une part du capital investit dans la production. À l’heure actuelle au contraire, parce qu’elle est gagée sur une dette d’État qui s’appuie elle-même sur le produit social futur, la monnaie ne diffère plus de l’actif financier investi dans la production. Désormais, toute monnaie est capital.
Un tel décalage temporel entre ce qui apparaît, dans l’analyse, comme le produit même de la logique du rapport social capitaliste et sa réalisation dans l’histoire ne doit pas nous étonner. Les formes sociales évoluent lentement et certaines de leurs caractéristiques, qui paraissent mineures à l’origine, se révèlent essentielles à l’usage. Il n’est pas possible même au meilleur théoricien de choisir entre plusieurs options qui, à son époque, sont encore toutes équivalentes. C’est pourquoi l’on trouve chez Marx, de manière éparse, toutes les observations nécessaires à la compréhension des évolutions contemporaines de la monnaie sans que ces observations ne soient explicitement reliées entre elles.
Nous avons à présent la réponse à la question que nous posions à la fin de l’épisode précédent. La vérité sociale subjective du signe monétaire est l’engagement de l’État à garantir la valeur actuelle par l’extraction de la valeur future. Ce qui revient, au fond, à donner à la circulation une raison d’être qui est déjà la sienne.
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