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La monnaie utopique des ultra-libéraux – Bitcoin crash #13

Nous avons vu dans l’épisode précédent que la vérité subjective du signe monétaire réside dans la garantie de sa valeur actuelle par la valeur future. Intéressons-nous à présent aux théories ultra-libérales qui inspirent les créateurs des monnaies alternatives.

1 Bitcoin = 6 225,21 euros au 3 septembre 2018

La monnaie sans État des utopistes libéraux

Selon ces théories, les monnaies ne doivent pas être contrôlées et garanties par les États, mais être mises en œuvre uniquement par des opérateurs privés. Ils ne prônent pas pour autant le retour à la monnaie marchandise. Les économistes ultra-libéraux sont des adeptes de la monnaie signe qui représente une valeur mais n’en possède pas elle-même.

Les conditions historiques que nous avons posées à l’existence de la monnaie signe, à savoir une circulation ininterrompue de la monnaie et des marchandises et l’existence de la production capitaliste comme moteur de cette circulation, ne sont pas comprises comme telles par les libéraux. Ces apologistes du capital prennent en effet les catégories de ce mode de production pour des vérités éternelles. Pour ce qui est de la valeur, les libéraux en restent à une définition subjective : les marchandises ont une valeur parce que le public désire les utiliser

Négligeons un instant les questions de sécurité et de transparence de la monnaie. L’innovation technique est systématiquement mises en avant par les créateurs des crypto-monnaies au détriment de la réflexion sur les aspects sociaux. Imaginons que n’importe quel opérateur soit capable d’émettre une monnaie infalsifiable comme le Bitcoin et les crypto-monnaies sont supposés l’être[1].

Dans cette hypothèse, n’importe quel opérateur privé, collectif ou individuel, peut créer sa monnaie. Mais pourquoi cette nouvelle monnaie serait-elle acceptée par le public ? Car ce qui fait l’intérêt d’une monnaie, ce n’est pas qu’elle soit nouvelle, bien au contraire : c’est qu’elle soit déjà installée et acceptée par de nombreux opérateurs. La monnaie signe est une tautologie en mouvement. Pour qu’elle se mette à circuler, il faut qu’elle circule au préalable. Pour qu’elle soit acceptée facilement, il faut qu’elle soit déjà acceptée. Au moment de sa création, une monnaie ne possède rien de ce qu’il lui faut pour être monnaie.

La guerre de toutes les monnaies

Pour les ultra-libéraux, la question se résout par la concurrence. Des centaines de monnaies peuvent être crées, et au départ les causes pour lesquelles une monnaie est préférée à une autre ne comptent pas. Les raisons peuvent être éthiques[2], publicitaires ou parodiques[3] : peu importe. À partir du moment où une monnaie prend le pas sur les autres, sa capacité à servir d’intermédiaire des échanges augmente et les autres fonctions de la monnaie, compte et réserve de valeur, suivent nécessairement[4].

Au-delà de tel ou tel effet de mode, les monnaies privées qui réussiront le mieux seront celles qui permettront un plus grand nombre d’achat dès leur création. Une nouvelle monnaie sera objectivement d’autant plus intéressante qu’un vaste réseau de vendeurs aura annoncé à l’avance l’accepter dans ses magasins.

La prétention des monnaies alternatives, qui est de favoriser les « petits » contre les « gros », ne résiste pas à cette simple observation. La monnaie privée qui s’imposerait dans l’utopie ultra-libérale serait aussi celle qui rassemblerait derrière elle les producteurs et les distributeurs les plus puissants. Les monnaies qui veulent privilégier l’économie locale et les circuits courts ne pourraient prétendre jouer ce premier rôle pour cette raison précisément qu’elles sont locales. La « Pêche » ou le « Sol Violette », les monnaies locales de Montreuil ou de Toulouse, ne peuvent venir qu’en complément d’une monnaie qui sert à acheter tout ce qui n’est pas local. Si la Pêche ou le Sol Violette devaient subi la concurrence de monnaies privées agressives, elles ne survivraient pas longtemps.

Bref, la monnaie privée est peut-être antiétatique, elle n’est en tout cas pas anticapitaliste. Mais peut-elle réellement se passer de l’État ? Dans l’utopie ultra-libérale des monnaies privées telle qu’elle a été développée par Hayek dès les années 1970[5], la puissance publique est cantonnée à son rôle de définition de normes communes. Les monnaies privées, émises dans ce cadre réglementaire, pourraient servir à toutes les fonctions de la monnaie. Les monnaies délaissées disparaitraient, non sans ruiner au passage ceux qui auraient imprudemment accumulées leurs économies sous cette forme, tandis que les monnaies recherchées verraient leur cours augmenter.

Dans le capitalisme contemporain, les monnaies ont déjà un cours fixé par le marché. Mais ces monnaies sont émises par des États qui libellent ensuite leurs bons du trésor dans cette monnaie, et donc les monnaies sont gagées sur la puissance de l’économie de l’État correspondant. Seuls les acteurs financiers  interviennent sur les marchés monétaires. Cela assure à ce système une certaine lisibilité et donc une certaine stabilité, puisque les États avec les économies les plus fortes émettent les monnaies les plus puissantes.

Il est vrai que les dettes étatiques sont si considérables que l’on peut douter qu’elles puissent être remboursées intégralement un jour. Mais, en réalité, ce doute n’est pas plus fort que celui qui peut affecter la capacité globale du capitalisme à produire de la valeur future. Compte tenu de ses limites internes (une immense accumulation de capital qui fait tendanciellement chuter le taux de profit) et externe (un épuisement des ressources et des milieux), l’extraction de survaleur est en un défi permanent pour le capitalisme. Mais tant que de la valeur pourra encore être extraite, les ressources policières et militaires des États seront à même de la taxer. Pour chaque capitaliste, l’incertitude qui pèse sur l’extraction de la valeur future est compensée par la mutualisation des risques.

Dans le cas des monnaies privées, tous les acheteurs et vendeurs concurrent par leurs choix à la fluctuation des cours des différentes monnaies. Comme la monnaie ne représente rien d’autre qu’elle-même, sa vérité sociale subjective repose entièrement sur une anticipation auto-réalisatrice : la confiance que chaque opérateur peut avoir dans la confiance des autres opérateurs en une monnaie donnée. On voit les effets que le moindre doute, la moindre incertitude, la moindre rumeur pourraient produire. Autant dire que les paniques ne manqueraient pas de se multiplier et que périodiquement l’une ou l’autre de ces monnaies s’effondrerait avec fracas.

Le signe ennemi du signe

Ce n’est pas un problème pour nos ultra- libéraux, puisqu’une chute quelque part signifie une hausse ailleurs. La monnaie dévalorisée est donc abandonnée, avec son lot d’épargnants ruinés, et une autre monnaie monte au pinacle. Mais ce système est-il réellement viable ? Nous l’avons dit, la monnaie signe ne peut fonctionner que tant qu’il y a de la circulation, et le moteur de celle-ci tient à la production capitaliste. Le thésaurisateur rationnel est le capitaliste qui jette son capital dans la production. Imaginons une instabilité monétaire chronique comme celle que nous avons évoquée, provoquée par le libre jeu de la concurrence des monnaies privées.

La manière, pour le thésaurisateur, de se prémunir dans ce genre de cas est d’en revenir à la forme traditionnelle de la réserve de valeur : l’or, mais aussi la terre, l’immobilier. En fait, tout ce qui est une valeur déjà produite. On objectera que ces formes de thésaurisation n’ont pas disparu, même à l’heure actuelle : mais tout est question de proportion. Ces formes sont utilisées pour thésauriser pour différentes raisons conjoncturelles mais globalement, la thésaurisation rationnelle principale est toujours l’investissement capitaliste.

Si la fluctuation incessante des cours des monnaies s’accroit, le poids de la thésaurisation sous une forme fixe augmentera en proportion. Le fait de produire des marchandises restera peut-être une activité lucrative quelque soit la forme monétaire sous laquelle elles sont écoulées. Mais dans l’investissement productif, le capital ne cesse jamais de circuler : s’il faut interrompre le processus pour régler des problèmes monétaires, cela ne peut se faire qu’au détriment de la production. Ce n’est pas pour rien si la production moderne raisonne autant en terme de flux et aussi peu en stocks. C’est parce que la production n’est jamais plus efficace pour extraire de la valeur que quand elle est continue.

La contradiction de la monnaie privée

C’est ici que se niche la contradiction fondamentale des monnaies privées : elles ne peuvent espérer fonctionner que dans la mesure où la circulation n’est jamais interrompue, mais elles se développent au détriment de cette circulation. Plus ces monnaies s’imposeront, plus elles créeront une appétence pour les placements fixes qui pourront contrebalancer leur instabilité chronique. Ce qui rend la circulation interrompue, la continuité de l’investissement du capital dans le processus productif, s’en trouvera entravé, menaçant à terme la continuité de la circulation et donc l’existence même des monnaies privées. Dans le système actuel, la valeur produite par l’un ou l’autre des capitalistes trouve rapidement un chemin pour alimenter la circulation générale et revenir dans la chaine sans fin de la production : mais si le jeu des monnaies privées rend la réalisation de toute valeur future incertaine, le moteur même de la production va se gripper.

Les tenants de la monnaie privée comprennent la circulation comme un fait éternel et non comme un processus à produire et reproduire sans relâche. En fragilisant la circulation, la monnaie privée dépouille le signe de la source de sa vérité sociale subjective, c’est-à-dire de cela même qui lui permet d’être un signe.

Notes

[1] Malgré les discours lénifiants sur le caractère infalsifiable des crypto-monnaies, il est assez facile de voler du Bitcoin, et comme cette monnaie n’est pas reconnue par les États, il n’existe pas de police auprès de laquelle la victime pourrait aller se plaindre.

[2] Comme pour les « monnaies alternatives » locales.

[3] La capitalisation du « Dogecoin », une crypto monnaie humoristique, dépassait le milliard de dollar en janvier 2018.

[4] Les crypto-monnaies actuelles sont très loin de ce stade. Nous avons déjà signalé que la plus importante d’entre elles, le Bitcoin, était trop spéculative pour servir de réserve de valeur. Elle est encore moins une monnaie de compte : comment saurions nous comment son cours évolue si nous ne pouvions pas l’exprimer en dollars ou en euros ?

[5] F. Hayek, Denationalization of Money, Londres, Institute of Economics Affairs, 1976

 

Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Tous les lundi à 19 h 17. Prochain épisode le lundi  10 septembre.

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