Une des théories critique du football le présente comme une transformation capitaliste de la soule, qui était au Moyen-Age un des loisirs les plus en vogue parmi les couches populaires du nord-ouest de l’Europe. Transformation et non « continuité » car la bourgeoisie trouve un intérêt dans l’encadrement des loisirs du prolétariat, une manière de le domestiquer. Le football n’a peut-être même jamais été un jeu.
La soule[1] est une des nombreuses dénominations ou variantes des jeux de balle médiévaux, mais en Angleterre elle est connue sous l’appellation de mob football, qui signifie « football de masse » ou « football du peuple » selon les traductions. Le principe est assez simple. Deux équipes, composées soit d’habitants de villages voisins, soit de célibataires d’un côté et d’hommes mariés de l’autre, s’affrontent. Ils doivent parvenir à amener une balle, souvent constituée d’une vessie de porc gonflée ou rempli de foin, dans un en-but. Cet en-but peut alors être une habitation ou une grange. C’est un jeu qui se pratique principalement en milieu rural.
Une fois ces éléments en tête, disons pour faire vite que la soule se caractérise par son absence de règles. Il n’y a pas de nombre limite de participants, pas de limite de terrain, pas de limite de temps et bien sûr pas d’arbitre. Pour transporter cette fameuse balle dans son en-but, tous les coups sont permis. La violence physique fait donc partie intégrante du jeu. Il faut s’imaginer la partie de soule comme un vaste grabuge festif, qui se joue les rares jours de congés qu’ont alors paysans et domestiques pour se défouler. Ces congés sont calqués la plupart du temps sur le calendrier religieux, comme par exemple le Shrove Tuesday (Mardi Gras), et sont réappropriés par les pauvres qui y pratiquent leurs loisirs avec fracas que soit par le carnaval ou la soule. Les parties soule sont d’ailleurs autant de rares moments de leur vie quotidienne où leurs patrons et les autorités locales n’ont absolument pas de prise sur eux.
Une partie occasionne des dégâts, des dégradations et des éclopés, quand ce ne sont pas des cadavres qui jonchent le sol[2]. Les autorités tenteront pendant plusieurs siècles d’en interdire la pratique, en vain, à coup de décrets comme celui qu’on pouvait lire sur les murs de Londres en 1314: « En raison des grands désordres causés dans la cité par des rageries de grosse pelote de pee dans les prés du peuple, et que cela peut faire naître beaucoup de maux que Dieu condamne, nous condamnons et interdisons au nom du roi, sous peine d’emprisonnement, qu’à l’avenir ce jeu soit pratiqué dans la cité. » Pratiquer ce type de jeu n’était alors pas loin d’être considéré comme une activité diabolique, et risquait bien de t’envoyer en prison, en attendant d’aller en enfer bien sûr.
En plus de la brutalité de la soule, les autorités fustigent l’inutilité de tels jeux et tentent d’imposer la pratique du tir à l’arc, à l’arbalète ou à la fronde. Non pas que cela fut moins divertissant ou même moins brutal, c’était surtout un excellent entraînement à la guerre, qui dans ces années-là pouvait durer cent ans. Le roi anglais Edouard III en 1365, puis Richard II quelques vingt ans plus tard, ordonnèrent par exemple aux shérifs londoniens de faire proclamer que « tout homme sain doit utiliser des arcs et des flèches quand il en a le loisir, et interdit sous peine d’emprisonnement de se mêler à des lancers de pierre et aux jeux de balle à la main ou au pied. »
Aucun des décrets, ni même la répression, n’eut de réel impact sur la pratique du mob football ou de la soule et ce jusqu’à l’avènement du capitalisme.
Entre-temps, au 17e siècle, dans l’Angleterre pré-industrielle une variante réglementée sera pratiquée dans certains établissements scolaires auxquels seule la progéniture bien née accède. Le nombre des joueurs est restreint, le terrain est délimité, l’en-but matérialisé par des rouleaux de paille. Cette variante ne sortira jamais de son girons élitiste et ne fera pas mieux que coexister avec le mob football historique sans attenter à sa popularité. C’est, plusieurs décennies plus tard, la bourgeoisie qui finira par avoir sa peau.
Contrairement à ce qui est parfois avancé par facilité, le passage de la soule au football n’est pas le fait d’une simple évolution historique. Le football ne peut être considéré comme une soule à laquelle on aurait juste ajouté des règles. Il s’agit d’une transformation politique en profondeur de ce qui était une pratique ludique, ancrée dans la culture de la paysannerie.
C’est le développement de l’industrie anglaise et du mode de production capitaliste et par la même du prolétariat qui va transformer le mob football et, d’un jeu en faire un sport. Au cœur du rapport social d’exploitation, la pratique sportive revêtira d’emblée un autre sens, celui du capitalisme qui implique philosophie du rendement et contrôle accru sur les corps des ouvriers pour la reproduction de la force de travail. Ce qui jadis était combattu par la royauté car « inutile », va devenir très utile à la bourgeoisie industrielle anglaise qui accède au pouvoir politique au 19e siècle à la faveur de la nouvelle ère victorienne.
Dans le même temps que le football, cette époque voit plus largement la naissance du contrôle social. Et le football s’avérera être un instrument utile à ce contrôle social.
La suite : Comment la bourgeoisie industrielle a inventé le football ? disponible dès demain sur 19h17.info
[1] On prête plusieurs ancêtres au football. Concernant la soule il s’agit même d’un ancêtre commun au football et au rugby, deux sports nés dans une Angleterre qui était alors le premier pays à s’industrialiser. Cela n’interdit pas de parler prochainement du Calcio Fiorentino, l’autre ancêtre historique reconnu au football.
[2] La soule est produite par son époque et le fait qu’on y meure n’a rien de surprenant quand on sait la population médiévale entretient une proximité quotidienne avec la mort, au prix des guerres, famines ou épidémies.