Un article, découpé en quatre parties, de Claudio Albertani sur l’histoire de l’anarchisme au Mexique et de certaines de ses principales figures comme Ricardo Flores Magón. (Traduction P.J Cournet)
On nous traite à grand cris de rêveurs, d’utopistes (…) Et pourtant, ce qu’on nomme civilisation qu’est-ce sinon l’œuvre d’utopistes et rêveurs. Visionnaires, poètes, rêveurs, utopistes, tant méprisés des gens « sérieux », tant persécutés par des gouvernements « paternalistes », ici pendus, là fusillés, conduits au bûcher, torturés, enfermés, écartelés à toutes les époques et dans chaque pays, ont pourtant été les initiateurs de tout mouvement progressiste, les oracles qui ont désigné aux masses aveugles l’itinéraire lumineux qui mène aux glorieuses cimes.
Ricardo Flores Magón
Lorsqu’au Mexique on demande à quelqu’un s’il a entendu parler de Ricardo Flores Magón, (Eloxochitlán, Oaxaca, 16 septembre 1873 – pénitencier de Leavenworth, Kansas, 21 novembre 1922) beaucoup répondent par l’affirmative car un grand nombre de rues, places, établissements scolaires, centres culturels et bibliothèques du pays portent son nom.
Quelques-uns le situent comme précurseur de la Révolution Mexicaine, ce qui, on va le voir, n’est qu’une demi-vérité, mais peu savent qu’outre avoir été un anarchiste convaincu, il fut également un grand journaliste, un magnifique agitateur et un brillant penseur. Comment est-ce possible ? Parce que, pour paraphraser Walter Benjamin, l’image du passé a une table des matières cachée qu’une authentique historiographie doit révéler explicitement. Au Mexique, les régimes post-révolutionnaires ont réussi à neutraliser le magonisme en l’incorporant à l’histoire officielle après l’avoir écrasé sur le champ de bataille.
Ricardo Flores Magón et ses frères furent, à l’origine, des journalistes de formation libérale qui ont du affronter la censure et les attaques de la police du dictateur Porfirio Díaz (1876-1911) dans leur tentative de fomenter, par voie de presse, une démocratisation du régime. Ils ont commencé par défendre leur droit à la liberté d’expression et ont fini par condamner l’État et toute forme de domination. Ils ont petit à petit adhéré à l’anarchisme, à partir duquel ils ont élaboré une interprétation originale combinant lutte clandestine contre la dictature de Díaz, résistance indigène, libéralisme anti-impérialiste et communisme libertaire d’inspiration kropotkinienne.
Leur projet de conjuguer la lutte des communautés indigènes du centre et du sud avec la lutte des journaliers du nord en coordination avec les luttes émancipatrices des ouvriers de l’industrie nord-américaine demeure un des plus audacieux et des plus cohérents de l’histoire du Mexique contemporain.
Origines
Surgi dans la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu’un émigrant grec, disciple de Spinoza, Fourier et Proudhon, Platino Rhodakanaty, arrive sur cette terre pour y fonder des écoles, des journaux et des sociétés de secours mutuel, l’anarchisme mexicain n’a jamais cessé d’exister sous de multiples formes ni de créer des liens fraternels même s’ils sont souvent souterrains ou clandestins. On sait peu de choses de la vie de Rhodakanaty avant son arrivée au Mexique en 1861. José Valadés et Carlos Illiades rapportent qu’il était d’origine aristocratique, qu’il était né à Athènes vers 1828 mais on ignore la date et le lieu de sa mort car on perd ses traces à partir de 1886. D’après Illades « Ce n’était pas un homme banal. Il a vécu dans cinq pays, parlait sept langues, pratiquait trois ou quatre disciplines, élabora une médecine universelle, avait embrassé trois religions avant de se déclarer ouvertement panthéiste puis révolutionnaire. Il fut une plus remarquables théoricien de la tradition socialiste du Mexique XIXème, réalisant un énorme travail politique et écrivant une œuvre aux sujets de réflexion variés : philosophie rationaliste, sociologie, psychologie et théologie, à contre-courant d’une intelligentsia rétive à la métaphysique et hostile au socialisme »
Il semble avoir adhéré au socialisme dans le contexte des événements de 1848 et suite à la lecture du livre de Proudhon Qu’est ce que la propriété ? Il s’est rendu à Paris pour rencontrer ce dernier. Il n’était pas un utopiste au sens strict, surtout si on entend par là, comme l’affirme perfidement l’historien Gastón García Cantú, « un individu contradictoire et confus ». Il a plutôt combiné l’idée de communauté de Fourier avec la critique de Proudhon contre l’État et la propriété.
Au cours de son séjour parisien, Rhodakanaty a vent d’un décret du président Ignacio Comonfort (1855-1858) qui offre des terres agricoles aux étrangers désirant s’établir en terre mexicaine. Sautant sur l’occasion, il part pour le Mexique, probablement pour y fonder un phalanstère. Il aborde à Veracruz aux derniers jours de février 1861, alors que Comonfort n’est déjà plus président et qu’une guerre civile ravage le pays. Ce qui ne le décourage nullement : grâce à ses connaissances médicales et philosophiques, il obtient un poste de professeur à une des écoles préparatoires de Mexico où il transmet un mélange plaqué de spinozisme sur du christianisme social, opposé au positivisme régnant en maître. N’en restant pas là, il créé un cercle d’études le Club des Étudiants Socialistes, groupe à l’origine de la première organisation anarchiste du pays : La Social (1865), vivier d’activistes, ce qui tend à prouver qu’outre posséder un esprit philosophique, Rhodokanaty avait quelques talents d’agitateur.
Le moment était propice. Depuis le début du XIX ème siècle, les premières organisations ouvrières étaient apparues comme la Société Particulière de Secours Mutuel, fondée à Mexico le 5 juin 1853, par des ouvriers chapeliers qui, loin de s’inspirer de doctrines utopistes, dérivait d’un socialisme que Carlos Rama définit comme « expérimental », critique de l’industrialisation forcée en Europe et favorable à la restauration d’un mode de vie communautaire.
Un autre européen, Victor Considérant, disciple de Fourier, fonde un éphémère phalanstère au Texas, (1855-1857) et dans deux lettres de 1865, reproche durement aux libéraux de ne pas avoir supprimé cette « bestialité » qu’est le péonage((Système qui fait du paysan sans terre, le « péon », un serf attaché à une propriété. Cela passe par la dette, transmise en héritage et maintient une partie de la paysannerie en semi-esclavage à la merci des gros propriétaires.)). Outre le fait que le destinataire de ces missives n’est personne d’autre que le particulièrement détesté François Achille Bazaine, maréchal commandant les troupes d’occupation françaises au Mexique, les lettres de Considérant manifestent une conscience aiguë de la question sociale. Par ailleurs, les idées de Proudhon avaient été introduites par le libéral Melchor Ocampo qui avait traduit quelques passages de Philosophie de la misère.
Rhodonakaty publie La cartilla socialista (1861), premier journal mexicain se réclamant ouvertement de la doctrine socialiste. Cette publication se fixe comme objectif à long terme l’association universelle des individus et des peuples pour l’accomplissement des destinées terrestres de l’humanité. Peu après, à Chalco, État de Mexico, il fonde l’école du Rayo y de Socialismo, promouvant là-bas un mouvement de récupération des terres. Plus tard, il se rallie aux thèses de Bakounine quant à la guerre sociale : « Cosmopolites par nature, nous sommes citoyens de tous les pays et contemporains de toutes les époques. Les actions les plus belles et héroïques de tous les humains nous appartiennent. C’est là que surgit l’idée de régénération, là que surgissent les plus grands problèmes de la démocratie, là que bouillonne et s’établit la liberté en tout et pour tous, là que nous nous retrouvons immédiatement, la reconnaissant comme notre patrie d’adoption. »
Un de ses disciples, Julio Chávez López devint un remarquable leader agrariste avant d’être fusillé en 1869 par le président Benito Juárez, action que les admirateurs du Bien méritant devraient garder en mémoire. D’autres, tels Francisco Zalacosta, Santiago Villanueva et Hermenegildo Villavicencio ont joué un grand rôle dans la création de sociétés de secours mutuels et dans l’organisation de masses urbaines ou rurales. De plus, ils ont établi des relations avec la Fédération Régionale Espagnole et la Fédération Jurassienne, c’est à dire les branches libertaires de l’Association Internationale des Travailleurs. D’autres encore, Ignacio Fernández Galindo et Luisa Quevedo vont se joindre à la rébellion maya de San Juan Chamula (1868-1870) qu’on peut considérer comme une révolte précurseurs du mouvement zapatiste actuel.
Ce premier cycle de luttes va s’étendre sur une quinzaine d’années, débouchant sur les premières grèves victorieuses de la ville de Mexico, telles celle de l’usine textile Fama Montañesa, en juillet 1868, qui revendiquent de meilleures conditions de travail et la création de coopératives. Néanmoins, sur le long terme, le mouvement s’essouffle et dégénère vers la fin des années 1870, particulièrement à partir de l’installation du régime de Porfirio Díaz (1876-1911). Pourtant dans l’ultime décennie du XIXème siècle, des noyaux de sédition surgissent, principalement animés par des immigrés nord-américains ou espagnols organisés en sociétés secrètes. Vu leur caractère clandestin, ces initiatives ont laissé peu de traces dans l’histoire du pays mais elles ont maintenu vivace les espoirs libertaires.
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