L’extrême droite, sans parvenir au pouvoir, depuis quelques années exerce une importante influence sur la vie politique en France et en Europe. Chasse aux pauvres sous couvert de lutte contre l’insécurité, violences policières légitimées et exacerbées, panique morale vis-à-vis de l’Islam, état d’urgence, tentatives de mettre en place la déchéance de nationalité… Toutes ces politiques ont un point commun : être nées dans les esprits de l’extrême droite, et sont devenues la norme. Cette série d’articles extraits du livre « Temps obscurs, extrême droite et nationalisme en France et en Europe », écrit par des contributeurs au site 19h17.info et du blog Feu de prairie, ont pour objectif de mieux comprendre ce retour en force et le danger qu’il implique pour nous.
Comprendre le retour de l’extrême droite implique de se poser la question de ce qu’est le fascisme ? Cet article revient sur deux moments importants de la naissance de ce mouvement politique. Chose peu connue, c’est en France que ses bases idéologiques sont élaborées, et que c’est à partir de milices anti-ouvrières armées par le patronat allemand et italien que naît ce mouvement.
Pour commencer, pour mieux comprendre l’extrême droite, un peu d’histoire s’impose. D’où vient le fascisme ? Celui-ci en tant que mouvement ne nait pas ex-nihilo. Il se développe lentement au niveau idéologique à la Belle époque, alimenté par des penseurs qui vont mêler à la pensée purement réactionnaire et contre révolutionnaire des éléments de mobilisation populaire de masse qui appartenaient au mouvement ouvrier. Enfin, les mouvements fascistes en tant que tels prennent leur source dans les milices anti ouvrières qui répriment les mouvements révolutionnaires au sortir de la Première guerre mondiale, principalement en Allemagne et en Italie.
Genèse de l’idéologie fasciste
Les idées qui vont faire le lit du fascisme se développent dès la fin du XIXème siècle, principalement en France. Ces idées sont celles d’une droite qui va se prétendre révolutionnaire, rejetant radicalement la démocratie parlementaire. Selon une théorie de l’historien Zeev Sternhell, ce serait au sein de la droite révolutionnaire française qu’apparaitraient les bases de l’idéologie fasciste.
Jusque-là, la droite extrême était profondément contre révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elle défendait un ordre ancien correspondant plus ou moins à l’Ancien Régime, au rétablissement de la monarchie absolue, de l’aristocratie et du règne de l’Eglise, bref, de l’ancien ordre bouleversé par les révolutions bourgeoises du XIXeme siècle.
Au contraire, à la racine du discours fasciste se trouve une volonté de modernisation, en rupture avec cette ultra droite conservatrice. Ce courant de pensée se caractérise tout d’abord par un refus de la démocratie parlementaire bourgeoise, présentée comme corrompue, abâtardie, ou contrôlée par des minorités telles que les juifs. Le mode de vie, le rationalisme et la mesquinerie bourgeoise sont dénoncés vigoureusement. La solution que voudraient les fascistes pour lutter contre cette « décadence » serait un régime autoritaire, basé sur un gouvernement de surhommes, sur le culte de la force, du combat et du rejet de l’intellectualisme.
Pour compléter cette panoplie, il faudrait bien entendu un chef prestigieux et charismatique, à même de dompter les masses. Ici la communauté politique de référence n’est pas l’aristocratie ou la classe ouvrière, mais la nation, voué à s’unir autour du chef. Bien entendu, cette union est interclassiste et profondément réactionnaire, à même de séduire les éléments petit bourgeois devenant nationalistes par peur d’être déclassés.
En termes idéologiques, les idées de cette droite révolutionnaire s’inspirent des philosophies anti rationalistes de Nietzsche et de Bergson. Ses principaux penseurs sont Gustave Le Bon, Barrès ou encore Maurras, et dans une certaine mesure Georges Sorel, pourtant syndicaliste révolutionnaire français mais théorisant dès le 19eme siècle l’action violente comme méthode de prise du pouvoir face à un régime corrompu.
On note aussi que c’est à ce moment que le nationalisme bascule à droite, alors qu’il était plutôt de gauche jusqu’ici. Une des premières étapes de cette mutation est l’agitation autour du général Boulanger, qui en 1887 faillit aboutir à un coup d’état. C’est aussi au cours de l’affaire Dreyfus que l’agitation nationaliste et réactionnaire atteint son paroxysme avec comme mot d’ordre l’antisémitisme, dont la Ligue des Patriotes de Déroulède est un bon exemple.
Un autre mouvement moins connu qui préfigure le fascisme est la Fédération des syndicats jaunes dirigée par Charles Biétry. Cette fédération de syndicats, financée par le patronat, se monte pour contrer l’influence de la CGT, syndicat révolutionnaire à l’époque. Les Jaunes reprennent tous les poncifs de cette droite révolutionnaire, tout en prônant une vigoureuse politique de collaboration avec le patronat. En cette période de luttes, les attaques de la CGT font rapidement mettre genou à terre au syndicat qui sombre dans l’oubli quelques années après sa création en 1902, après avoir compté plusieurs centaines de milliers d’adhérents. Il faut rajouter à cette liste l’Action Française de Charles Maurras, qui bien que royaliste, défend une version de la monarchie proche du fascisme.
C’est dans cette droite révolutionnaire, qui n’est pas encore à proprement parler fasciste, que tous les éléments politiques du fascisme vont se mettre en place. Dans une très large mesure, ce sont ces mouvements qui ont une influence déterminante sur les droites allemandes ou italiennes qui vont donner naissance au fascisme.
L’influence des milices anti ouvrières
C’est après la Première guerre mondiale que les mouvements fascistes à proprement parler vont apparaitre. En Allemagne et en Italie, ils naissent dans des conditions relativement similaires.
En Italie, règne une intense frustration après la victoire des Alliés. En effet, si l’Italie est du côté des vainqueurs, elle a subi des défaites humiliantes face à l’empire austro-hongrois telles que celle de Caporetto en 1917 et ne fait que des gains territoriaux mineurs. Après l’armistice, règne une agitation nationaliste intense qui va donner naissance au fascisme, préfiguré par la prise de la ville de Fiume dans l’Adriatique par des miliciens regroupés autour du poète Gabriel d’Annunzio.
Dans le même temps, lors de l’hiver 1919-1920, une intense agitation révolutionnaire balaie l’Italie. Elle se manifeste par des grèves insurrectionnelles qui culminent dans l’occupation armée d’usines, notamment à Turin. Pour contrer la menace de la révolution sociale, le patronat finance assez rapidement des milices appelées squadre d’azione ou squadristi. Leur objectif est d’attaquer partout où ils le peuvent les syndicats, partis et militants ouvriers, pour casser toute agitation sociale et briser toute perspective de révolution. Chaque milice locale est dirigée par un ras, nom des chefs fascistes.
Composés presque exclusivement d’anciens combattants, le fascisme né de ces milices en tant que courant politique : c’est tout d’abord les Faisceaux italiens de combat, qui unifient dès mars 1919 les squadristes, sous la houlette de Benito Mussolini. Leur programme très social à l’origine devient pro-capitaliste dès le début des années 1920. Ce groupement, qui est un hybride entre le mouvement politique et la milice, s’institutionnalise et se transforme dès 1921 en Parti National Fasciste, qui prend rapidement le pouvoir dès novembre 1922 avec la bénédiction des élites italiennes.
En Allemagne, la naissance du nazisme se fait dans des conditions similaires. A la fin de la guerre, en novembre 1918, alors que l’Allemagne signe l’armistice dans des conditions très dures, une révolution éclate. D’une grève générale naissent très rapidement des conseils de soldats, de marins et d’ouvriers qui prennent de l’importance dans de nombreuses villes, tentant de prendre le pouvoir comme à Berlin en janvier 1919 avec l’insurrection spartakiste qui est vite écrasée par les paramilitaires nationalistes et le gouvernement social-démocrate ou à Munich où les conseils ouvriers prennent brièvement le contrôle de la région.
Cette révolution est combattue et finalement écrasée par la classe dominante. Celle-ci est alliée au SPD, le vieux parti social-démocrate allemand, qui prend la tête du gouvernement. En échange de quelques réformes, il participe activement à la répression de l’agitation révolutionnaire. Néanmoins, les principaux outils de la répression sont les Corps Francs (Freikorps) qui sont des milices paramilitaires chargées d’attaquer les « éléments subversifs ». Composées d’anciens combattants démobilisés, elles sont financées et armées par les industriels, les junkers (propriétaires terriens) et l’armée. Parmi leurs innombrables crimes, on peut citer l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg en janvier 1919 avec la complicité du gouvernement social-démocrate ou encore l’assassinat de Gustav Landauer. Ces milices vont compter jusqu’à trois millions de membres.
C’est de ces groupes que nait le mouvement nazi. Ainsi, Adolf Hitler, encore militaire, est envoyé par l’armée en 1919 pour infiltrer le DAP (Deutsches Arbeiter Partei), parti d’extrême droite dont les membres sont pour la plupart membres des Corps Francs. Assez rapidement, ce parti connait une très forte croissance et va jusqu’à absorber une partie des miliciens des Corps Francs. Il change de nom pour devenir le NSDAP (National-Socialistisches Deutsches Arbeiter Partei). Contrairement à l’Italie, il se divise en deux branches, l’organisation politique (PO), dirigée par Adolf Hitler, et la branche militaire, des milices, les SA (Sturm Abteilung), conduites par Ernst Röhm. En 1921, les corps francs sont dissous et une grande proportion de leurs membres rejoint les SA.
Si les racines du mouvement sont similaires, les nazis mettent beaucoup plus de temps à prendre le pouvoir. Ils reçoivent un coup d’arrêt en 1923 après une tentative de coup d’état ratée à Munich (le putsch de la brasserie) et Hitler est condamné à plusieurs années de prison. Ce n’est qu’en janvier 1933 que les nazis prennent le pouvoir dans un contexte de crise économique généralisée.
Dans les deux cas, le fascisme nait de la rencontre de plusieurs éléments : une idéologie moderne de droite révolutionnaire, et surtout des milices anti-ouvrières créées dans un contexte bien particulier : l’humiliation nationale liée à la fin de la première guerre mondiale. On peut aussi constater que ces mouvements sont financés dès le début par la bourgeoisie, et ce dans une perspective d’étouffement et d’écrasement de la révolution ouvrière. Cette orientation restera inscrite dans l’ADN du fascisme.
Lien vers le livre : https://editionsacratie.com/
Bonjour,
« On peut aussi constater que ces mouvements sont financés dès le début par la bourgeoisie, et ce dans une perspective d’étouffement et d’écrasement de la révolution ouvrière. »
Je dirais plutôt qu’il faut surtout constater… Parce que sans le soutien sans faille de la grande bourgeoisie, rien de tout ça n’aurait pu se produire.