La paix sociale et ce qu’elle charrie de défaite, n’en finit pas de peser son poids sur nos têtes. Elle a un drapeau, ici couleur bleu-blanc-rouge. Elle porte qui des bonnets phrygiens, qui des costumes hors de prix. Mais sans distinctions de bord, elle s’écrie : soyez paisibles ! Ne soyez pas vindicatifs ! En un mot soyez impuissants.
Le spectacle de cette impuissance « joyeuse », nous l’avons vu le 5 mai. Il s’affichait dans Paris, sans compter les rassemblements dans plusieurs grandes villes. On y allait à la messe, en famille, faire corps, faire peuple. Nous reviendrons sur cette proposition plus loin.
Parlons déjà de l’impuissance. Que voulez-vous montrer à un pouvoir tendu vers l’assaut, à un gouvernement en forme de bloc d’union qui a absorbé en son sein toute les tendances principales de la bourgeoisie, en défilant dans cette kermesse, une fois toutes les trois semaines – et encore – ?
Les réponses à cette question s’emboîtent comme des poupées russes. Pour commencer, la démonstration d’une force politique de remplacement au pouvoir actuel, qui aurait une assise « populaire ». Cela bien sûr, est l’ambition commune de la « gauche », toutes tendances confondues. A ce jeu, il y a des vaincus et la France Insoumise, qui emporte le morceau, se met en scène, s’impose.
Elle s’impose comme elle est né, en grimpant sur les épaules d’une mobilisation sociale qui patine. Là, c’était contre la loi travail. Ici se sont notamment les cheminots et les étudiants. Comme en 2016, il s’agit de mettre tout le monde à genoux, car c’est la position de la prière : « s’il vous plaît, grands de ce monde entendez nous. Voyez, nous sommes paisibles, dignes et disciplinés. Voyez, nous avons bannis de nos rangs les enragés1, les violentes, les excessifs. » Puis, utilisant l’escabeau approprié, en l’occurrence toujours Nuit Debout, de sauter à la tête de la lutte en criant « hue ! En avant contre Macron ! ».
Le rose qu’on nous propose
Bien sûr, cette impuissance est proposée avec une contrepartie. L’espoir dans un débouché électoral en forme de déversoir de tout ce qui nous serait impossible à réaliser par nous mêmes. Les élections, les manifestations passives comme celle du 5 mai dernier, sont la MDMA du peuple. Une drogue ou l’ont se mêle, dans une forme de transe collective, joyeuse – parait-il – ou l’on s’extrait de soi, notamment de sa situation de classe, pour recomposer une forme d’unité particulière, celle du peuple.
S’extraire de sa situation de classe passe d’abord par distinguer les bons des mauvais exploités. Les bons, ce sont ceux qui sont honnêtes, paisibles2. Qui s’indignent dans le calme et perdent dans la dignité.
Les mauvais, ce sont tous les autres. Les jeunes ouvriers qui se révoltent car les prisons tuent les leurs. Les galériens de toutes sortes qui n’en peuvent plus de cette impuissance, cherche à trouver des prises, notamment face à l’état et sa police. Avec toutes les limites contre lesquelles nous nous battons3, mais sans abandonner, car nous ne pouvons nous le permettre. C’est, en définitive, la classe dangereuse. Celle qui perd toujours quand elle est la marge, et gagnera quand elle sera mouvement d’ensemble.
Cette séparation, constitutive du bloc du peuple, au détriment du reste des prolétaires, représente à coup sûr le spectre de la défaite pour tous.
D’autant que ce peuple a un nom de famille. Il est Français. Il le revendique et accoler l’adjectif insoumis ne changera pas la nature nationale de ce rassemblement. Nature qui en définit la limite, mais aussi les aspirations. Rassembler cette « grande famille » que seraient les Français. Une famille: un endroit ou l’on discipline, assujettit, conditionne la sécurité à la soumission, en un mot domestique.
Et c’est bien cela dont il s’agit. Domestiquer les prolétaires, nous proposer comme seul horizon de faire perdurer notre exploitation, mais dans le cadre d’un vaste projet national de développement économique4.
Mais nous ne nous étendrons pas plus qu’une note de bas de page sur ce programme. Il n’est que fumée sans feu. Capable d’étouffer, pas de brûler.
Nous sommes arrivés au bout de nos matriochkas. La poupée est petite, elle tient dans nos mains. Elle a pour nom résignation, sœur jumelle de l’espoir. « Puisque on refuse de nous entendre, comme toute notre indignation ne les fait pas fléchir, attendons doucement les prochaines élections, accompagnons celles-ci par quelques marches passives et rentrons chez nous » : cela s’appelle le retour à l’ordre, et voilà à quoi on vous convie.
Votre « ordre » est bâti sur le sable. Mais les marchands de sable du peuple, avec leur ordre, leur paix. (Nous entendons bien sûr par là les politiciens, leur clientélisme, l’exploitation et la guerre…) Comprendrons plus tôt qu’ils ne le pensent l’autre face du message : sous les pavés, la plage.
[Pour de plus amples développement sur et contre la proposition politique du peuple, il y a cet article: la farce du peuple. Ou encore, vous trouverez tout un chapitre consacré à la question dans le livre Mais tout commence, dont nous avons déjà publié quelques extraits.]
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