Dans le cas de la monnaie de crédit, ou « argent dette », c’est une créance qui sert d’instrument d’échange. Il ne s’agit plus de payer avec un « bien intermédiaire », mais seulement avec la promesse d’un bien.
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La dette, bien plus de cinq mille ans d’histoire
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la dette, autrement dit le rapport d’obligation[1], n’est pas nécessairement liée à la monnaie. Il existe des dettes dans des sociétés qui ne connaissent pas l’argent.
La prestation matrimoniale peut s’effectuer en services que le débiteur doit rendre à la famille de son épouse. Les anthropologues distinguent « le prix de la fiancée » du « service pour la fiancée ». Les deux institutions sont très voisines. Dans les deux cas, le prétendant doit une prestation à la famille de sa future femme pour pouvoir s’unir à elle[2].
Mais le « prix de la fiancée » ne se trouve que dans des sociétés qui connaissent déjà une forme de richesse et de quasi-monnaie[3]. Le « service pour la fiancée » peut en revanche exister dans des sociétés qui ignorent le concept même de richesse. La dette du mari consiste alors en une série d’obligations à remplir, pendant un certain temps, vis-à-vis de ses beaux-parents.
Ainsi, dans la Genèse, Jacob se met au service de son beau-père Laban pendant sept ans pour Léa, l’ainée des filles, puis à nouveau sept ans pour Rachel, la cadette[4]. De même, on trouve dans certaines tribus australiennes une obligation viagère liée au mariage. Une partie du gibier chassé par le mari est dû aux parents de sa femme pendant sa vie entière[5].
L’argent dette et la banque : une origine commune
C’est grâce à la monnaie que la notion de dette prend son plein développement. La monnaie de crédit consiste à utiliser la créance que l’on possède sur un tiers comme moyen de paiement. Le tiers, débiteur à l’égard de l’acheteur, le devient ensuite du vendeur.
Bien qu’on puisse en trouver des traces dès l’Antiquité, l’argent dette tel que nous le connaissons actuellement remonte à la création de la banque au Moyen-Âge.
Certains commerçants ont tenu très tôt un rôle de changeurs de monnaies. Les changeurs sont des marchands spécialisés qui se chargent de changer les monnaies frappées à l’étranger contre des monnaies valables dans un État ou une ville donnée. Ces monnaies frappées sont, comme nous l’avons vu, à la fois monnaie marchandise et monnaie signe, monnaies faites du métal qui les composent et monnaies revêtues du signe de l’autorité souveraine qui les a fondues. Les changeurs sont capables de réaliser des opérations complexes de conversion d’une monnaie à une autre en fonction de leurs poids et alliages respectifs, ce qui demande une véritable expertise.
La lettre de crédit
Au Moyen-Âge, deux innovations commerciales renouvellent le métier des changeurs : la lettre de crédit et le compte courant.
La lettre de crédit est une reconnaissance de dette à payer au porteur. Il y a plusieurs techniques pour assurer la sécurité de sa circulation mais le principe reste le même. Un marchand A remet à B une reconnaissance écrite de dette. B utilise cet écrit pour régler ses achats envers C. C peut obtenir de A le remboursement de la dette et ainsi le paiement en monnaie de son échange précédent avec B.
Dans le Moyen-Âge occidental, alors que le commerce se développe fortement et que les métaux précieux sont rares, la lettre de crédit se répand de manière irrésistible. Son premier intérêt est de limiter les mouvements du métal précieux. Mais il y a un second avantage, bien plus décisif encore.
Les marchands se sont en effet aperçus que lorsqu’une lettre de crédit circule comme moyen de paiement, il n’y a qu’assez rarement besoin que le porteur revienne exiger la somme correspondante en métal précieux. Ces lettres circulent entre des commerçants qui ne cessent d’acheter et de vendre des marchandises, et n’ont pas pour but principal de thésauriser, sur le long terme, leur richesse. Il y a donc possibilité, pour le commerçant A, d’investir une somme déjà prêtée dans d’autres opérations commerciales. L’argent se multiplie comme par enchantement.
Le compte courant
Par ailleurs, des marchands qui entretiennent entre eux des relations commerciales régulières prennent l’habitude de tenir le compte de leurs échanges courants. Cette méthode est favorisée par la pratique ordinaire des commerçants, qui payent en général leurs achats à terme et non au comptant.
Pour chaque échange, ils se contentent de noter les sommes engagées sur un livre de compte. Cela permet de limiter les transferts d’argent, surtout si on commence, comme cela se fait à cette époque, à opérer des versements d’un compte à un autre.
Le marchand A doit, en solde de ses opérations courantes, une certaine somme à B, lequel doit une certaine somme à C. Un simple jeu d’écriture dans les livres de compte permet de transférer ce solde, en totalité ou en partie, du compte entre A et B au compte entre A et C.
Nous avons là l’ancêtre du virement de compte à compte que les banques pratiquent encore de nos jours. Et si un commerçant possède de nombreux comptes courants avec d’autres commerçants, il peut tabler sur le fait que tous ses correspondants ne demanderont pas le remboursement de leur dette en même temps. Là encore, l’argent se multiplie.
Changeurs et banquiers
Parce qu’ils manipulent déjà de grosses sommes, les changeurs du Moyen-Âge sont à même de tenir de nombreux comptes courants et d’émettre de nombreuses lettres de crédit. La conjonction de ces différentes opérations nées de la pratique commerciale se concentre assez naturellement entre leurs mains. Les changeurs, qui travaillaient sur un « banc », ont donné un nom à leur nouvelle activité : la banque.
Un tel système ne peut fonctionner que parce qu’il est né dans un milieu de marchands qui entretiennent entre eux des relations régulières. La monnaie de crédit suppose en effet la confiance. Que vaudrait une reconnaissance de dette dont on ne serait pas certain qu’elle sera honorée ? Pour pouvoir signer ce genre de document, il faut avoir une réputation à toute épreuve.
La banque et la ville
Les changeurs et banquiers sont à la tête de maisons familiales connues pour avoir tenu leurs engagements pendant des décennies. Ils ne sont pas isolés. Ils pratiquent leurs activités dans des villes commerçantes où de nombreux autres marchands sont installés. Si un marchand se trouve confronté au retour simultané de plusieurs lettres de crédit, et qu’il n’a pas dans ses coffres les sommes nécessaires, il peut les emprunter à ses concurrents. Cela lui permet d’honorer sa signature et de conserver sa crédibilité.
Si le retour fortuit de plusieurs lettres de change est possible à un niveau individuel, elle est statistiquement improbable à l’échelle d’une ville. Il est donc toujours possible d’emprunter les sommes nécessaires. Les condamnations religieuses du prêt à intérêt n’ont jamais empêché les marchands de trouver les moyens de se rémunérer sur les sommes ainsi prêtées.
Au total, le système inspire confiance parce que la capacité de remboursement se trouve en quelque sorte mutualisée au sein d’une place commerciale donnée, en général une riche ville d’Italie ou des Flandres.
Le rôle de la confiance
La monnaie de crédit suppose, pour fonctionner, un milieu particulier. Analyser une lettre de change isolée ne permet pas d’en saisir l’essentiel. La multiplicité et la régularité des échanges, leur caractère routinier et quotidien sont des prérequis nécessaires à l’émergence de la monnaie de crédit. La confiance qu’on accorde à cette monnaie n’est pas affaire de psychologie subjective. Elle est au contraire la manifestation objective de l’effectivité du système marchand.
Bien entendu, dans chaque transaction particulière, une part de subjectivité affleure. Un marchand méfiant va réfléchir à deux fois avant d’accepter une traite. Mais globalement la confiance que les opérateurs économiques accordent aux instruments de paiement fondés sur le crédit sont le produit d’une situation donnée. Quand la confiance fait défaut, par suite d’une faillite ou d’un évènement imprévu, la défiance se répand comme une trainée de poudre.
Quand un système repose sur la confiance, un début d’effondrement est synonyme d’un effondrement total. Je dois donc me débarrasser le plus vite possible de la créance dont la valeur se perd par ce seul fait que je suppose que les autres ne lui feront plus confiance, raison objective pour que je ne lui fasse pas confiance non plus.
Argent dette et argent signe
La reconnaissance de dette connaît la même évolution que la monnaie marchandise. Avec la création du billet de banque, l’argent dette se prolonge dans l’argent signe. Les billets de banque, apparus dès le Moyen-âge en Chine et à partir du XVIIe siècle en Europe, sont des reconnaissances de dette de la banque. Mais le billet de banque circule dans des proportions qui sont sans commune mesure avec les pratiques antérieures. A partir du XIXe siècle, il devient très rare qu’un utilisateur de billet de banque éprouve le besoin d’aller se faire rembourser sa dette auprès de la banque. Comme pour la monnaie de métal, l’aspect « signe » tend ainsi à l’emporter sur l’aspect « dette ».
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Notes
[1] L’obligation est, en termes juridiques, l’engagement d’une personne vis-à-vis d’une autre à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. On dit que celui qui s’est engagé est le « débiteur » de l’obligation et celui envers qui on s’est engagé le « créancier ». « La créance » désigne le rapport d’obligation pour le créancier (ce à quoi quelqu’un s’est engagé vis-à-vis de lui) tandis que la « dette » est le rapport d’obligation pour le débiteur (ce à quoi il s’est engagé envers quelqu’un d’autre).
[2] Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lécrivain, « Les prestations matrimoniales » , in L’Homme, 2002, t. 161, p. 170.
[3] Il faut aussi signaler que le prix de la fiancée peut être fixé dans une « monnaie » purement symbolique qui ne sert qu’à ce type de paiement.
[4] Genèse, XXIX, 15-30. A la fin de l’histoire, Jacob, Léa et Rachel s’enfuient en prenant avec eux les statuettes des dieux ancestraux qui servent à attester de droits de propriété (Gen., XXXI-19)
[5] Alain Testart, «Manières de prendre femme en Australie », L’Homme, 1996,139 : 7-57, et «Le prix de la fiancée et autres prestations destinées aux parents de l’épouse dans quelques sociétés primitives », Annales de la Faculté de Droit de Clermont-Ferrand, 1996, 32 : 235-267.
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