Puisque l’économie politique aime les Robinsonnades, arrêtons-nous un instant sur l’île des Robinsons. Les Robinsons des économistes n’ont aucun rapport avec une quelconque réalité. Leurs comportements révèlent de singulières manies. Au lieu de se regrouper pour affronter les dangers collectivement, les Robinsons s’éparpillent. Chacun produit pour son compte une seule denrée utile et échange ses surplus avec les autres. Cette lubie des Robinsons a une vertu pédagogique : elle illustre les différentes catégories de l’économie bourgeoise.
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L’échange en monnaie marchandise
Perdus sur leur île, les Robinson s’organisent. Robinson 1 a attrapé des poules d’eau. Robinson 2 élève des chèvres sauvages. Quant à Robinson 3, il n’a rien d’autre que ses beaux yeux. Pourquoi n’a-t-il pas cherché, lui aussi, à attraper un animal ? On ne le sait pas.
Les poules de Robinson 1 ont pondu des œufs. Pendant ce temps, les chèvres de Robinson 2 ont fourni du lait. Afin de varier leur menu, Robinson 1 et Robinson 2 peuvent échanger un œuf contre un demi-litre de lait : c’est du troc. Mais imaginons que Robinson 3, qui a de beaux yeux, plaise à Robinson 1, et que ce dernier soit prêt à lui donner un œuf en échange de faveurs amoureuses. Robinson 3 est disposé à ce marché, mais il n’aime pas les œufs. Il préfère le lait. Robinson 2, en revanche, n’est pas attiré par Robinson 3 et n’est disposé à céder son lait que contre un œuf.
Grâce à toutes ces hypothèses, la transaction suivante peut se produire. Robinson 1 donne un œuf à Robinson 3 après une nuit d’amour. Robinson 3 se rend avec l’œuf auprès de Robinson 2 qui le lui échange contre un demi-litre de lait.
À la fin du petit-déjeuner, chacun des échangistes a vu son désir satisfait. Robinson 1 a obtenu une faveur amoureuse, Robinson 2 un œuf et Robinson 3 du lait[1]. Pour Robinson 3, l’œuf est un « bien intermédiaire » qu’il n’a pas consommé directement mais employé pour obtenir un autre produit.
Robinson 1 aurait aussi pu échanger un œuf contre du lait et l’utiliser pour obtenir les faveurs de Robinson 3. Nous aurions alors eu deux opérations de troc au lieu d’une opération de paiement en monnaie marchandise. Pour les Robinsons, cela revient au même, mais pas pour nous. Nous avons donc dissuadé les Robinsons d’agir ainsi. L’intérêt d’une Robinsonnade, c’est de plier les Robinsons à nos caprices.
L’échange en monnaie dette
Profitons de ce privilège exorbitant et hasardons une nouvelle hypothèse. Les poules, un peu fatiguées, n’ont rien pondu, mais Robinson 1 aimerait quand même passer la nuit avec Robinson 3. Il lui propose donc le marché suivant. Il ne lui paiera pas la nuit avec un seul œuf, mais avec deux. En revanche, il faudra attendre que les poules se soient remises à pondre. Robinson 1 s’engage donc à payer la prestation de Robinson 3 en lui fournissant deux œufs à échéance. C’est une obligation de Robinson 1 envers Robinson 3. Robinson 1 est le débiteur et Robinson 3 le créancier de cette obligation.
Robinson 3 pourrait se contenter d’attendre une semaine pour acheter du lait, mais il le veut immédiatement. Il n’a pas d’œuf pour le payer. Cependant, il dispose de la promesse de Robinson 1. Il faut préciser que les Robinsons ont un grand respect de la parole donnée. Robinson 3 demande donc à Robinson 1 de remettre les deux œufs non pas à lui, mais à Robinson 2, et en échange, Robinson 2 fournit immédiatement un demi-litre de lait à Robinson 3.
Il y a translation de la créance. Robinson 1 reste le débiteur de deux œufs, mais Robinson 2 se substitue à Robinson 3 comme créancier. Dans l’échange du litre de lait entre Robinson 2 et Robinson 3, la promesse des deux œufs joue le rôle de monnaie de crédit. Dans cette opération, Robinson 1 a gagné la satisfaction immédiate de son désir sexuel en le payant plus cher d’un œuf. Robinson 2 doit repousser sa consommation d’œuf d’une semaine, mais en échange il en aura un de plus. Quand à Robinson 3, l’histoire n’a rien changé pour lui. Qu’il soit payé d’un œuf ou d’une promesse d’œufs, dans les deux cas, il fournit une nuit d’amour et reçoit un demi-litre de lait.
L’échange en monnaie signe
Robinson 1er décide de réaliser de nouvelles promesses. Par exemple, il échange un engagement à donner quatre œufs dans deux semaines contre un poisson péché par un Robinson 4 qui vient d’apparaître. Pour se rappeler ses obligations, Robinson 1er tient la comptabilité de ses dettes sur un tableau noir. D’autre part, il donne à Robinson 4 un morceau de bois sur lequel il a écrit le nombre d’œufs et la date d’échéance. La remise du bout de bois se fait avec toutes les solennités possible pour assurer la confiance en la transaction (cracher dans ses mains, jurer sur la tête de sa mère, etc.) : mais on sait que Robinson 1 est un homme de parole.
Robinson 4, muni de sa promesse d’œufs, désire à présent qu’un certain Robinson 5 lui fournisse un panier. Le panier est payé en échange de la translation de la créance de Robinson 4 vers Robinson 5. Cette translation s’effectue de la manière la plus simple qui soit : Robinson 4 remet à Robinson 5 le bout de bois. On peut dire que Robinson-4-le-pêcheur a payé son panier avec une monnaie qui est à la fois marchandise (elle représente un œuf), dette (c’est la promesse d’un œuf futur) et signe (c’est un bout de bois avec la marque de Robinson 1er). Une monnaie marchandise-crédit-signe.
Robinson-5-le-tresseur-de-panier échange le bout de bois contre un aileron de requin fourni par Robinson 6, un pêcheur en eaux profondes. Celui-ci change le bout de bois contre une nuit d’amour avec Robinson 3, lequel semble s’être spécialisé dans le travail sexuel. Robinson 3 achète son habituel demi-litre de lait à Robinson 2.
Tout ce circuit aurait pu être accompli avec des œufs réels. Mais cela aurait été moins pratique et les œufs auraient pu se casser. On peut même dire que, statistiquement, plus le nombre d’échanges s’allonge, plus la probabilité de casser des œufs s’accroit.
Au total, ce sont donc un poisson, un panier, un aileron de requin, une nuit d’amour et un litre de lait qui ont été échangé contre des œufs qui n’ont pas encore été pondus.
Le monopole de l’œuf
Mais qu’est-ce qui empêche les autres Robinson d’agir de même ? Pourquoi ne promettraient-ils pas de fournir à terme du lait, des poissons, des paniers, et pourquoi ces promesses ne pourraient-elles servir de monnaie ? En théorie, rien ne s’y oppose. Mais il se trouve que l’œuf est très recherché chez les Robinsons. Car en plus de leur différentes bizarreries, la plupart des Robinsons sont persuadés que plus ils mangent d’œufs, meilleure sera leur santé. Cela fait de l’œuf un bien précieux et recherché. On est à peu près certain que, si on lui propose un œuf, un Robinson lambda sera suffisamment intéressé pour accepter l’échange.
Une dynamique auto-réalisatrice se créé autour de l’œuf. L’œuf est recherché justement pour cette raison qu’il est recherché. On ne le veut pas que pour le manger, mais aussi pour obtenir autre chose. Même Robinson-3-les-beaux-yeux qui, contrairement aux autres Robinsons, n’aime pas les œufs, a recours à la monnaie œuf pour acheter son lait.
Mais si la plupart des Robinsons aiment tant les œufs, pourquoi ne les produisent-ils pas eux-mêmes ? Les poules de l’île des Robinsons sont des animaux difficiles à capturer. Seul Robinson 1er a réussi à mettre au point un piège ingénieux, dont il garde jalousement le secret.
Robinson 1er possède donc le monopole de la production d’oeufs, car personne ne viendra dévaliser son poulailler. Les Robinsons, en plus d’être des hommes de parole, respectent scrupuleusement la propriété privée.
Le système de la monnaie de crédit
Compte tenu de toutes ces données, gageons que Robinson 1er ne va pas en rester là. Il est tentant de signer d’autres promesses. En cas de besoin, il attrapera de nouvelles poules pour fournir plus d’œufs. Voilà donc Robinson 1er comblé de poissons, de paniers, de lait et de nuits d’amour. Son argent œuf inscrit sur les bouts de bois a irrigué toute l’économie de l’île, et les différents Robinsons se sont lancés dans la production de spécialités qu’ils échangent entre eux contre les promesses d’œufs.
Mais Robinson 1er a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre. Les poules, animaux délicats, ne se reproduisent pas en captivité et le cheptel de poules sauvages peine à se renouveler. Les engagements de Robinson 1er sont considérables, d’autant que pour étaler la remise des œufs en fonction de la production escomptée, Robinson 1er s’est engagé à des échéances lointaines. Tous les Robinsons sont inquiets de voir si Robinson 1er sera à même de fournir les œufs demandés aux dates indiquées.
La dette finance la dette
Cependant les Robinsons sont des êtres rationnels. Ils savent que se venger de Robinson 1 s’il ne tient pas ses promesses ne fera pas venir les œufs. Tous les efforts passés, matérialisés par les jetons de bois accumulés, seront perdus si Robinson 1er ne peut pas rembourser ses dettes. Tout le monde a donc intérêt à essayer de faire perdurer le système.
Cela est d’autant plus facile que lorsqu’un Robinson lui présente des jetons arrivés à échéance, Robinson 1er tient ce discours : « Quel est ton intérêt de prendre tous tes œufs d’un coup ? Tu ne peux pas tous les manger. Et si c’est pour les échanger, tu as intérêt à prendre mes jetons, qui ne se cassent pas, plutôt que des vrais œufs. Je te propose donc te fournir seulement deux œufs aujourd’hui. Pour les œufs restant, je vais te signer une nouvelle promesse à échéance de trois mois, en y ajoutant encore deux œufs. Ainsi, tu repars avec des jetons d’une valeur équivalente à celle avec laquelle tu es venu, soit ton capital intégral, et deux œufs qui en sont les intérêts. N’est-ce pas une opération avantageuse pour toi ? ».
Le Robinson, en effet, trouve l’opération avantageuse, même si Robinson 1er s’engage ainsi sur des quantités d’œufs toujours plus considérables. Mais puisqu’il a obtenu ses deux œufs, n’est-il pas satisfait ?
Omelette et crise financière
Quand la rumeur que la grippe aviaire a décimé l’élevage de Robinson 1er s’est répandue, le cours de la monnaie œuf s’est effondré.
Le prix du litre de lait de chèvre, qui valait auparavant deux œufs, est passé à quatre, puis huit : Robinson 2 l’éleveur ne voulait plus s’en séparer à moins. Une crise a touché toute la production. Robinson 4 et 6, les deux pécheurs, ont vu leurs poissons pourrir. Quand à Robinson 3, qui n’a que ses beaux yeux pour pleurer, il a passé de longues nuits seul dans sa cahute. Heureusement, il est toujours possible de survivre en ramassant des baies sauvages.
Robinson 1er a fait face en demandant un moratoire sur les promesses d’œufs. Toutes les échéances ont été repoussées. Les créanciers, c’est-à-dire tous les autres Robinsons, ont accepté ce rééchelonnement de la dette : mais avaient-ils le choix ? Au bout de quelque temps, la production est repartie, Robinson 1er ayant réussi, à force de patience, à capturer suffisamment de nouvelles poules. Les cours de la monnaie œuf sont remontés lentement, sans toutefois retrouver leurs niveaux d’avant la crise. Robinson 2, qui avait vendu son lait très cher, s’est considérablement enrichi tandis que les Robinsons qui fournissent des marchandises ou des services moins essentiels se sont appauvris.
Ce dont les Robinsons commence à se douter, c’est que sous peu les poules d’eau chassées par Robinson 1er auront totalement disparu de l’île. La production d’œufs ne pourra alors que décroitre progressivement jusqu’au jour du crack monétaire, celui où plus personne ne pourra avoir confiance dans une monnaie qui représente une quantité d’œufs qui ne pourront jamais être pondus. Leur seul espoir, c’est qu’un avion de secours ne les repère avant ce jour fatal.
Les présupposés de la société du capital
Arrivé à ce stade, une question peut se poser. Qu’est-ce que ce système que ces Robinsons extravagants ont mis en place ? S’agit-il de capitalisme ? Non. L’île de la Robinsonnade est un système marchand, mais ce n’est pas un système capitaliste. Chaque Robinson est un producteur indépendant. Aucun Robinson ne vend sa force de travail à un autre Robinson. Or, le capitalisme n’est pas seulement un système marchand, c’est aussi un système dans lequel la production s’effectue par l’achat et de la vente de la force de travail. Sur l’île des Robinsons il n’y a rien de tel. Il n’y a pas de prolétariat, ou alors le prolétariat, c’est la poule[2].
Même si le mode de production capitaliste n’est pas uniquement marchand, il est tout de même le système marchand par excellence. C’est le seul où une monnaie marchandise-crédit-signe est une nécessité pour l’exploitation de la classe dominée. Dans notre exemple imaginaire, rien ne pourrait expliquer le comportement extravagant des Robinsons sinon une idéologie façonnée par notre propre époque. Nos Robinsons ne peuvent être que les survivants du crash d’un avion qui emmenait un panel d’économistes d’ultra-libéraux à une conférence internationale sur le Bitcoin. Persuadés que leur système est le meilleur, ils tentent de l’appliquer sur leur île. Les Robinsonnades sont toujours des projections, sur une nature fantasmée, de présupposés socialement construits.
Ces mêmes présupposés sont efficients dans la société du capital: c’est la seule raison de leur existence. Mais ils conduisent aux mêmes apories que la monnaie des Robinsons. Et à la différence de ces naufragés imaginaires, l’humanité n’a aucun avion de secours à attendre.
Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Chaque Lundi à 19 h 17.
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Notes
[1] S’ils avaient été communistes, ils auraient pu faire l’amour à trois et partager des crêpes.
[2] Et encore, la poule n’est pas salariée, et si son rôle devait être comparé à un statut humain, ce serait plutôt à celui de l’esclave, tout comme les poules de batteries de notre monde actuel.
Un commentaire
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